Après les militaires, les Juifs: la France est aujourd'hui en émoi, abasourdie par les deux tueries qui viennent de faire sept morts, à Montauban puis Toulouse. Le meurtrier est vraisemblablement le même - même méthode, et surtout, même arme. Mais on en sait bien peu: il n'a laissé aucun message, aucune revendication.

La distance est si grande, entre les actes et ce que l'on sait de leur sens du point de vue de leur auteur, qu'il n'est possible, au mieux, que de démultiplier les hypothèses. Les plus délicates consistent à examiner la possibilité d'un lien entre le climat général, en France, et ces crimes, un peu à la manière dont on a pu comprendre après coup les motivations d'Anders Breivik, l'auteur du massacre de 76 personnes en Norvège, en juillet dernier - un assassin obsédé par le marxisme et la présence de l'islam en Europe.

Si l'émotion est considérable, en France, comme dans le monde, ce n'est pas tant du fait que des militaires ont été les premières victimes de cette série, c'est en raison du caractère antisémite des évènements de Toulouse.

Un premier point saute aux yeux: depuis une dizaine d'années, après un pic important, l'antisémitisme en France, à en suivre divers indicateurs, n'avait cessé de décroître. Il était mieux contrôlé; s'il s'agit des risques d'attentat contre des institutions juives, ou des communautés, la police et la justice sont dans ce pays particulièrement vigilantes. Il était refoulé en dehors de l'espace public, bien plus qu'avant, puisque Marine Le Pen, à la différence de son père, ne se livrait plus à de mauvais jeux de mots antisémites, ou que les thèses de Faurisson niant la réalité des chambres à gaz avaient perdu de leur impact.

Et contrairement à ce qui se passait dans le passé, la projection sur le sol français des tensions et des violences du Moyen-Orient passait moins activement par l'antisionisme que l'on pouvait observer dans certains milieux issus de l'immigration en provenance du monde arabo-musulman, virulent, lourd d'antisémitisme au nom de la cause palestinienne.

Dans le même climat de déclin de l'antisémitisme, la France, néanmoins, est agitée par des tensions qui tournent autour de la question de l'identité nationale. La hantise de l'autre, aujourd'hui, est moins celle des Juifs, certes, mais elle n'en est pas moins attisée, visant alors avant tout les musulmans, les immigrés, les gens du voyage, les Roms.

L'approche de la campagne présidentielle, puis la campagne elle-même, suspendue quelques heures en raison de la double tuerie, ont été depuis plusieurs mois l'occasion, pour la droite classique, sous la houlette de Nicolas Sarkozy, d'une véritable droitisation dominée par l'appel aux «valeurs nationales» et à la mise au pas de ce qui semble en entacher l'homogénéité.

L'excitation entretenue par la droite et l'extrême droite autour de l'islam et de l'immigration, la hantise du communautarisme font partie du contexte, et la question juive, ici, est hautement paradoxale: car tout en brandissant le drapeau d'une République ne voulant reconnaître dans l'espace public que des individus, libres et égaux en droit, et en dénonçant les minorités qui voudraient se faire reconnaître dans l'espace public, le pouvoir multiplie les signes de reconnaissance vis-à-vis d'une communauté particulière, les Juifs.

Le discours républicain est pris ici à son propre piège: comment peut-on se dire opposé au multiculturalisme et au communautarisme tout en apportant aux Juifs de France la reconnaissance, le soutien et les mesures de protection dont ils ont d'autant plus besoin qu'ils sont visibles dans l'espace public, avec leurs lieux de culte et/ou leurs écoles propres?

La France aujourd'hui se recueille de manière consensuelle, faisant preuve de santé morale. Demain, il faudra bien revenir aux enjeux de fond que la tuerie de Toulouse vient souligner, au-delà des émotions légitimes qu'elle suscite.