L'année 2010 a marqué le 50e anniversaire de la Révolution tranquille. Pour la grande majorité des Québécois, 1960 constitue l'an zéro du Québec «moderne», c'est-à-dire du seul vrai Québec qui nous ressemble et qui nous intéresse. Au centre de notre mémoire collective trône toujours cette embarrassante «Grande Noirceur» qui, pour certains, se confond avec le régime de Maurice Duplessis et, pour d'autres, avec toute l'histoire d'un Canada français clérical, ethnique et traditionaliste. Nous sommes au coeur du problème.

Cinquante ans après le début de la Révolution tranquille, l'idée de Grande Noirceur semble avoir été complètement intériorisée. Ce passé sert le plus souvent de repoussoir ou de contre-modèle et permet de justifier les idées sinon les réformes les plus saugrenues : nouveau programme d'histoire au secondaire, éclipse de l'histoire nationale à l'université, intermulticulturalisme prôné par nos élites, violence révolutionnaire, «renouveau pédagogique», etc.

Surtout, la Grande Noirceur en vient à faire écran à ce qu'est devenu le Québec. Nos griefs étant tournés vers le passé, il est mal venu de critiquer le Québec issu de la Révolution tranquille. En effet, lorsqu'on n'adhère pas à la vulgate de la Grande Noirceur, on est confiné au camp des nostalgiques ou des réactionnaires. Les plus généreux diront qu'on idéalise les hommes du passé ou qu'on manque d'esprit critique; les plus sévères, qu'on rêve secrètement de voir les femmes retourner à la maison ou qu'on fait le jeu du grand capital.

Il est vrai qu'en 1960, le Québec accusait certains retards, que la majorité canadienne-française était économiquement inférieure, que l'État intervenait peu dans le secteur de la santé et des services sociaux, que les femmes mariées étaient considérées comme des mineures par le Code civil, que certains curés exerçaient une pression morale souvent insupportable sur les femmes, que l'Église était omniprésente, notamment en éducation, que quelques intellectuels fascisants ont eu une certaine influence.

Il est aussi vrai, néanmoins, comme l'a montré la recherche historique des dernières décennies, que le Québec d'avant 1960 s'urbanisait et se syndiquait au même rythme que l'Ontario; qu'une bourgeoisie canadienne-française considérait le relèvement économique comme une condition essentielle de la reconquête nationale; que Duplessis mit en place un excellent réseau de collèges techniques et fit construire plusieurs centaines d'écoles pour se conformer à la Loi sur l'instruction obligatoire (qu'il avait combattue); que les femmes à la tête des congrégations féminines dirigèrent d'énormes établissements; que les militants de l'Action catholique des années 1940 et 1950 furent souvent à l'origine de réformes introduites durant la Révolution tranquille; qu'une vie culturelle dynamique prit son envol bien avant L'Osstidcho; que les extrémistes de droite d'avant 1960 furent probablement moins nombreux que les maoïstes des années 1970.

Pour une jeune femme ambitieuse qui rêvait de s'accomplir professionnellement et de fonder une famille, le Québec des années 1950 offrait bien peu de perspectives d'avenir. Il en était de même pour les artistes dits d'avant-garde, inspirés par les surréalistes parisiens, rêvant d'en finir avec l'Occident des Lumières.

Mais pour une pieuse paysanne de Bellechasse ou des Bois-Francs, membre des Filles d'Isabelle, le Canada français catholique était une terre bénie. Pour de jeunes parents du milieu ouvrier qui achetaient leur premier bungalow alors que, dans les années 1930, ils avaient grandi dans les taudis de Saint-Henri, le Québec des années 1950 était rempli de promesses.

Pour certains, il y eut sans doute une «Grande Noirceur», mais pour d'autres, il n'en fut rien. L'appréciation du passé par celles et ceux qui l'ont vécu est très subjective. Quant à la société globale, les recherches historiques les plus sérieuses vont toujours dans le même sens : si nos élites se méfièrent de l'État jusqu'en 1960 - une erreur si l'on en juge par le redressement national qui suivra - le Québec d'avant la Révolution tranquille ne fut pas isolé du reste du monde ou étranger aux mutations techniques et philosophiques qu'entraîna la modernité industrielle, politique et culturelle. Les Canadiens français d'autrefois étaient attentifs à ce qui se faisait ailleurs, se posaient des questions et s'étaient adaptés aux principaux changements de leur temps.

Un Canadien français fier

Ma réaction à ce grand récit glorieux de notre entrée dans la modernité ne participe pas seulement d'une démarche historienne purement rationnelle ou «citoyenne». Elle témoigne d'un rapport existentiel au passé qu'il me faut éclairer pour permettre au lecteur de comprendre la démarche qui a inspiré les essais qu'on trouvera dans ce livre.

Mon rapport au passé est celui d'un héritier reconnaissant, solidaire des femmes et des hommes qui ont fait ce pays. Si je n'ignore pas que nos ancêtres étaient, comme nous, des êtres imparfaits, capables du meilleur et du pire, ils m'inspirent néanmoins un profond sentiment de gratitude. Sans leur ténacité, leurs sacrifices, leurs rêves et leurs ambitions, nous ne serions rien, ou si peu. Ce respect pour les anciens me vient de mon grand-père Bédard. C'était un Canadien français fier de ses origines qui me raconta très tôt l'histoire de notre famille. Il avait hérité de la «maison paternelle», une bien modeste habitation construite sur une terre de Portneuf défrichée par son arrière-grand-père. Il se reconnut dans Maurice Duplessis, fit confiance à Réal Caouette et appuya René Lévesque - notre «nouveau Duplessis», répétait-il. Il ne visita Montréal qu'à quelques reprises pour célébrer le mariage de ses enfants ou le baptême de ses petits-enfants. Grâce à la radio et à la télévision, il était cependant branché sur le monde ; l'heure des nouvelles était sacrée. Je me souviens que le drame des boat people l'avait bouleversé. Un homme parfois entêté, mais fondamentalement curieux qui aimait discuter, argumenter. Un être fier, droit comme un chêne, capable de penser par lui-même, ne suivant pas toujours les prescriptions de son curé - «Je ne me confesse qu'à Dieu», me confia-t-il un jour, sûr de son jugement. Un bon vivant qui aimait les fêtes, adorait les conteurs et les chansons à répondre, ne manquait jamais un épisode de Soirée canadienne. En plus de faire prospérer la ferme de son père, il acheta et vendit des terres, construisit une érablière, éleva sept enfants avec sa femme, vécut douloureusement le deuil de son benjamin, mort tragiquement à l'âge de deux ans.

Éditions du Boréal