« Je me levais le matin, je pensais à lui, je me couchais le soir, je pensais à lui. »

Dans son entretien, Jeanne* souligne qu’il est difficile d’expliquer pourquoi on devient fou d’amour. Elle a raison. Comment décrire ces brefs instants où le sommeil est optionnel ? Où notre énergie vient de la simple proximité d’une personne qui nous chavire ? Où rien n’existe plus que l’autre ?

Quand on y repense, on sourit. On était aussi fous que vivants.

Jeanne, elle, ne sourit probablement pas. Elle est l’une des 17 personnes ayant témoigné dans le cadre de la première étude canadienne sur les victimes de fraude amoureuse en ligne.

Le rapport officiel de l’enquête – menée au département de psychoéducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et financée par le ministère de la Justice du Québec – a été déposé il y a quelques jours.

Ce que j’en retiens, c’est qu’il est temps de revoir le portrait qu’on se fait des victimes tombées sous le charme d’arnaqueurs qui sévissent sur le web.

« Elles font parfois face à un jugement social important, reconnaît le codirecteur de l’étude, Charles Viau-Quesnel. Elles sont décrites comme étant naïves, peu intelligentes, incompétentes en ligne, etc. Nos données suggèrent pourtant le contraire : ce sont des personnes souvent éduquées (près de la moitié des participant(e)s avaient une formation universitaire), habiles avec les outils numériques et [dotées d’]une excellente capacité à présenter ce qu’elles ont vécu. »

Pas besoin de beaucoup d’imagination pour comprendre les 17 victimes âgées de 40 à 75 ans qui ont participé à l’enquête…

Quand nous nous sentons seul, qu’une personne incroyable nous contacte en ligne, que celle-ci s’intéresse activement à nous, qu’elle est magnifique et prospère au point d’être en voyage d’affaires ou de vivre à l’étranger, il se peut que nous ayons peine à faire la distinction entre la perle rare et un fraudeur.

Il faut donc faire attention de ne pas blâmer les victimes. Elles sont manipulées par des fraudeurs qui ont des stratagèmes étoffés et personnalisés. Si on tient à leur donner le blâme, alors c’est celui d’avoir été vulnérabilisées par le besoin d’amour, d’affection et d’écoute, un besoin fondamental et universel.

Charles Viau-Quesnel, codirecteur de l’étude sur les victimes de fraude amoureuse en ligne de l’UQTR

Comblées par l’attention dont on rêve tous, les victimes de fraudes amoureuses offrent sans compter. Celles qui ont pris part à l’étude de l’UQTR ont perdu beaucoup au change. Que ce soit du temps, de la confiance, des proches ou de l’argent (certaines ont perdu plus de 50 000 $ en soutenant financièrement leur partenaire fantôme). À peu près toutes ont dit ressentir de la honte et s’être senties infantilisées, après coup. Certaines s’en trouvent aujourd’hui isolées. Dans ce contexte, il est difficile de cerner l’ampleur du phénomène.

Selon les analystes de la section des crimes économiques du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), 166 dossiers ont été ouverts à la suite d’une plainte de fraude amoureuse en ligne, entre 2019 et 2023. « Il ne faut pas négliger que seulement de 5 à 10 % de ces crimes sont dénoncés aux autorités policières au Canada, note toutefois le sergent conseiller Sébastien Hébert, de la Division de la prévention et de la sécurité urbaine du SPVM. Nous espérons bien qu’au terme de cette recherche, nous puissions mettre de l’avant un modèle d’intervention adéquat en fonction des particularités caractérisant ce type de crime. »

Les témoignages des victimes démontrent une disparité dans les interventions des autorités, comme des proches. Puisqu’il n’y a pas de protocole standardisé, certains amoureux floués se sentent bien impuissants.

Dans la première phase du projet, les chercheurs de l’UQTR ont donc collecté les bonnes pratiques et les stratégies à éviter auprès de 12 intervenants ayant travaillé avec au moins une victime de fraude amoureuse en ligne. S’il n’y a pas de recette unique, il semble que la confrontation soit rarement la meilleure option. La victime pourrait se sentir jugée et s’isoler davantage, plutôt que mettre fin à sa relation amoureuse.

« Le danger est que si on échoue, la personne se referme comme une huître, explique Charles Viau-Quesnel. Vais-je briser l’illusion de la personne ou ma relation avec elle ? »

Vaut mieux semer le doute en posant des questions. « Tu ne lui as jamais parlé en personne en deux mois ? C’est bizarre ! Il n’a pas de caméra sur son ordinateur ? »

« C’est dur de réconcilier le fait que notre amoureux est un riche ingénieur à l’étranger, mais qu’il n’arrive pas à avoir une webcam qui fonctionne », résume Charles Viau-Quesnel.

Il conseille également aux proches de faire découvrir des outils à la victime. On peut s’assoir avec elle et lui montrer comment faire une recherche par image inversée sur des sites comme Google Image ou Yandex.com, question de savoir si les photos de sa flamme sont aussi belles que vraies… Ou s’il ne s’agit pas plutôt de clichés d’un obscur mannequin du Montana.

Le travail ne fait que commencer pour l’équipe de l’UQTR. Elle vient tout juste de lancer la seconde phase du projet, qui portera davantage sur les proches des victimes. Le recrutement est d’ailleurs en cours, si vous vous sentez interpellés.

Presque toutes les victimes nous ont dit que leurs proches avaient été essentiels dans leur démarche, que ce soit dans la dénonciation ou le processus de réparation.

Charles Viau-Quesnel, codirecteur de l’étude sur les victimes de fraude amoureuse en ligne de l’UQTR

Or, la situation peut être déroutante pour celles et ceux qui voient un être cher sombrer dans une relation frauduleuse. L’équipe espère ainsi mieux comprendre leur expérience et en dégager des pistes de solution pour l’avenir.

Parce que les souvenirs tendres ne devraient pas être synonymes de triste piège. Pas plus qu’on ne devrait avoir honte d’avoir cru à l’amour.

Participez au projet de l’Université du Québec à Trois-Rivières

*Prénom fictif, pour protéger son anonymat