Quand Christine Hounkpati a ouvert son resto à Montréal-Nord en juin 2023, la Togolaise d’origine était sûrement loin de se douter que son établissement allait se retrouver à l’épicentre d’un phénomène viral made in Québec.

Moins d’un an après l’ouverture de Belle Afrique, voilà qu’un des plats figurant sur le menu du restaurant fait saliver la province entière : le fufu sauce graine. Si la popularité québécoise du mets africain a d’abord explosé sur TikTok, le fufu jouit désormais d’un incroyable rayonnement médiatique. De nombreux clients n’hésitent pas à parcourir des kilomètres pour goûter au plat légendaire : certains partent de Sept-Îles, de Gatineau ou encore du Lac-Saint-Jean.

L’engouement est tel que le premier ministre Legault a lui aussi dégusté le fameux plat à la sauce graine dans une vidéo publiée au début d’avril sur le compte TikTok du créateur Antho Tran. L’entreprise québécoise Vulgaire a même lancé une bougie parfumée « J’aime la sauce graine », en collaboration avec le restaurant de Montréal-Nord. Mais comment expliquer un tel succès ? Analyse d’un phénomène numérique… typiquement québécois.

Une nouvelle institution culinaire

Le soir où je me suis rendue à Belle Afrique avec mon chum, j’ai eu l’impression de m’aventurer dans un Schwartz’s nouveau genre, un peu comme si Belle Afrique était en voie de devenir un des piliers gastronomiques et culturels de Montréal, à l’image de la charcuterie hébraïque bien connue pour ses sandwichs à la viande fumée.

Ça m’a d’ailleurs émue de penser que je partageais un patrimoine numérique commun avec la foule bigarrée qui s’entassait dans le resto exigu et que la culture web québécoise avait réussi à tous nous réunir sous un même toit.

Ce jour-là, mon copain et moi avons eu la chance de mettre la main sur les deux dernières portions de fufu sauce graine. On a mangé ce plat que les Ivoiriens appellent aussi « foutou » en trempant la pâte élastique du fufu (faite à partir de farines ou de tubercules) dans une sauce savoureuse à base de jus de noix de palme. Un régal !

Populaire, mais pas grâce à Legault

La Belle Afrique ne doit pas son succès à François Legault. Pour comprendre l’engouement des Québécois pour le fufu sauce graine, il faut se pencher sur les rouages de la culture participative numérique. On doit aussi rendre à César ce qui est à César : c’est d’abord Christine Hounkpati qui a propulsé la tendance en enregistrant et en publiant sur TikTok de courtes entrevues dans lesquelles elle demande à ses clients de livrer leur appréciation spontanée des plats qu’ils mangent dans son resto.

Si la viralité n’est pas quelque chose que l’on peut prévoir, la chercheuse en médias numériques Jean Burgess écrit que la plupart des vidéos virales contiennent en leur sein un élément d’étrangeté, voire une forme d’accroche textuelle qui retient l’attention. Dans le cas du fufu sauce graine, c’est le double sens du terme « graine » qui remplit ce rôle. En québécois, on sait que la graine renvoie non seulement à l’organe de reproduction des plantes à fleurs, mais aussi au pénis. Et au Québec, une « graine » suffit à stimuler la créativité populaire et à catalyser un jeu d’imitation prolifique. En allant manger à Belle Afrique, on reproduit ainsi un comportement viral, mais on le modifie aussi subtilement en lui ajoutant notre propre sauce ou touche personnelle. Comme les gènes, les mèmes internet subissent aussi des mutations !

Un humour de carnaval

« C’est la meilleure graine que j’ai jamais mangée ! », lance par exemple un jeune homme devant la caméra de Hounkpati, tandis que dans une autre vidéo, des gars exhibent un sourire barbouillé de sauce. Ailleurs, c’est le nez des goûteurs qui est maculé, ou encore leurs vêtements.

Si la blague salace finit par se transformer en réelle découverte culinaire, l’humour carnavalesque qui participe au phénomène numérique témoigne d’une culture web typiquement québécoise.

Le carnaval, selon le théoricien Mikhaïl Bakhtine, est une fête populaire qui renverse temporairement l’ordre des choses. Le comique carnavalesque s’oppose donc au pouvoir, à l’autorité, au sérieux. Il détrône les rois, couronne les mendiants et investit le corps : la bouche, l’anus, le sexe, par exemple. Ce qui est considéré comme abject devient révéré. « Je pense qu’au Québec [l’humour carnavalesque] a eu une résonance particulière, considérant l’omniprésence du discours de l’Église, qui privilégiait l’esprit plutôt que le corps. », me confie Robert Aird, historien de l’humour au Québec.

Or, il me semble que la logique carnavalesque a encore le vent dans les voiles, surtout sur le web. Le renversement carnavalesque s’inscrit d’ailleurs à même le joual québécois, qui s’oppose à l’autorité de la langue française normée, mais aussi à la suprématie de l’anglais, la lingua franca de l’internet. L’humour numérique québécois repose donc en partie sur notre langue carnavalesque, sur les pouvoirs qu’elle renverse ou ceux qu’elle reconduit… le temps d’un mème.

Consultez le compte TikTok du restaurant Belle Afrique