La campagne numérique #Blockout2024 incite actuellement les internautes à bloquer les comptes de vedettes, comme celles ayant participé le 6 mai dernier au Met Gala, un évènement mondain des plus extravagants. C’est que le faste de ce bal hautement médiatisé jurait cette année avec les images du massacre à Gaza.

Une telle juxtaposition a pour plusieurs sonné le glas d’une « aristocratie moderne » qui, malgré ses privilèges extrêmes, a choisi de ne pas dénoncer les crimes contre l’humanité dont nous sommes tous les témoins.

PHOTO KARSTEN MORAN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des manifestants réclamant un cessez-le-feu à Gaza sont descendus dans la rue à quelques pâtés de maisons du Metropolitan Museum of Art de New York, où le gotha se réunissait, le 6 mai.

En ligne, les listes des gens à « guillotiner » se multiplient : on balance ceux et celles qui sont restés silencieux face à Gaza et à d’autres enjeux criants.

PHOTO ANGELA WEISS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Kim Kardashian à son arrivée au Met Gala

Sur TikTok, on jubile d’observer le nombre d’abonnés de Kim Kardashian chuter en temps réel, comme si on voyait poindre à l’horizon les contours d’une révolution. Et d’ailleurs, les clins d’œil à la Révolution française ne manquent pas. Ce blocage massif est même envisagé comme une sorte de guillotine numérique, une digitine réduisant au silence ceux qui, de toute façon, ont choisi de se taire.

Pour certains jeunes, les célébrités représentent tout simplement une nouvelle itération de la royauté. Anne Larouche, alias @annelitterarum, une créatrice de contenu québécoise de 20 ans qui a elle-même publié une vidéo critiquant le Met Gala, m’explique pourquoi la métaphore royale apparaît pertinente à ses yeux. « On dit tout le temps qu’il n’y a plus de royauté, mais […] elle a juste un autre visage. Utiliser ce terme-là, c’est parlant. Ça met en lumière la reproduction d’une classe sociale dominante qui a toutes les caractéristiques d’une aristocratie moderne. » Pour Anne, la méritocratie est donc un mythe, alors que les privilèges se transmettent souvent de génération en génération.

Si la campagne #Blockout2024 est publicisée comme un acte de résistance consumériste, elle permet aussi de se réapproprier la culture populaire. Dans sa vidéo sur le Met Gala, Anne Larouche affirme d’ailleurs que cette culture devrait nous appartenir. Elle cite la samba brésilienne, l’humour absurde québécois, ou encore le rap français comme autant d’exemples de phénomènes culturels qui émanent directement du peuple. Si « [la culture populaire] n’est pas quelque chose qui nous est imposé comme un idéal », alors peut-être pourrions-nous la faire nôtre et la réinventer ?

On évolue désormais au sein d’une économie où notre attention est une monnaie d’échange qui peut briser ou élever des carrières. Il n’est pas insensé de croire qu’on a un certain pouvoir sur le vedettariat. En choisissant à qui on donne nos yeux, on redessine une partie de notre paysage culturel.

Les partisans du #Blockout2024 affirment par exemple que le fait de bloquer les profils des vedettes silencieuses contribue à miner leur visibilité et leur découvrabilité en ligne. Cela affecterait directement la portée de leurs publications commanditées, et donc, leurs revenus.

Le mouvement risque cependant de s’essouffler bien vite, en ce qu’il ne semble pas avoir d’objectif clair. Pourtant, aux yeux d’Anne Larouche, il représente une façon de tisser des liens avec une communauté numérique qui pense comme elle que « le capitalisme est dans les jambes du futur ». Celle qui a grandi avec le web social me dit que « les réseaux sociaux permettent de développer une conscience de classe internationale ».

PHOTO ANDREW KELLY, ARCHIVES REUTERS

Anna Wintour, lors de l’évènement qu’elle préside

Si le Met Gala a mis le feu aux poudres, beaucoup d’ingrédients semblaient d’ores et déjà réunis pour attiser notre sentiment d’injustice. Rappelons que le bal costumé tient lieu de collecte de fonds au profit de l’Anna Wintour Costume Center et que le prix d’un billet d’entrée se chiffre à 75 000 $ US. La présidente de l’évènement, Anna Wintour, est aussi la directrice artistique de Condé Nast, un titan médiatique qui a récemment annoncé des licenciements massifs. On raconte, notamment dans le magazine Variety, que Wintour n’aurait même pas daigné enlever ses lunettes fumées pour congédier les journalistes du magazine musical Pitchfork.

Mais la goutte qui a réellement fait déborder le vase, c’est une vidéo qu’a publiée l’influenceuse Haley Kalil, présente au Met Gala. Elle y reprenait l’insolente boutade qu’on attribue à tort à Marie-Antoinette, vêtue d’une robe couture à la Bridgerton : « Let them eat cake ! » (qu’ils mangent de la brioche !). Alors que des étudiants protestent contre la complicité tacite de leur université dans les crimes commis à Gaza et doivent faire face à des menaces de suspension et à la répression policière, le silence de ceux qui ont déjà tout et ne risquent rien, aggravé par l’affront de cette wannabe Marie-Antoinette, est apparu meurtrier.

Si le #Blockout2024 n’est pas à proprement parler une révolution, il a poussé plusieurs personnalités publiques à prendre la parole dans les dernières semaines. Et surtout, il permet aux nouvelles générations de lancer un message sans équivoque au reste du monde : garder le silence n’est plus une option. Ou plutôt, le silence n’est jamais apolitique, et c’est sur ces bases qu’il sera jugé.