Dernièrement, je me suis surprise à écouter davantage de remix musicaux : je préfère mes chansons en mode accéléré ou ralenti, comme si leur tempo d’origine avait perdu de sa saveur.

En fait, mes habitudes d’écoute sont directement liées au contenu que je consomme en ligne. Les vidéos que j’enfile sur TikTok et YouTube ont souvent pour trame sonore des chansons trafiquées que les internautes ralentissent ou accélèrent volontairement, afin d’en modifier l’affect.

Le 15 mars, quand la rappeuse américaine Cardi B a lancé son plus récent tube Enough (Miami), elle a aussi mis en marché plus d’une dizaine de versions de sa chanson : la version a cappella, par exemple, la version instrumentale, mais aussi les versions accélérée et ralentie. Cette pratique de plus en plus courante chez les grands noms de l’industrie fait contrepoids à l’abondance de remix générés par les internautes, des dérivés qui pullulent sur des plateformes et qui ne respectent pas toujours les droits d’auteur. En lançant elle-même ses propres remix officiels, Cardi B s’assure de gonfler les ventes totales de sa chanson et de maximiser les revenus associés à son streaming.

Lisez l’article « Cardi B Invades iTunes With Her New Single Enough (Miami) » (en anglais)

De la contemplation

Il faut dire que les versions modifiées qu’on retrouve sur le web font parfois sérieusement concurrence à leur alter ego original. Sur YouTube, par exemple, les vidéos associées au microgenre musical slowed+reverb (ralenti avec de l’écho) accumulent parfois plus de vues que les vidéoclips officiels des chansons qu’elles reprennent.

C’est peut-être parce qu’en ralentissant la chanson originale et en lui injectant une petite dose d’écho, on obtient une œuvre contemplative avec une nouvelle amplitude et une tout autre profondeur émotionnelle.

À l’écoute d’une chanson slowed+reverb, j’ai parfois l’impression d’entendre ma solitude entrer en résonance avec le monde entier. C’est la musique de ceux qui sont seuls, ensemble.

Extrait Pour que tu m’aimes encore en slowed+reverb
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Je peux passer des heures à écouter ces reprises musicales mélancoliques, comme ce remix slowed+reverb de Pour que tu m’aimes encore, de Céline Dion, ou encore cette version de Dancin, d’Aaron Smith. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à tomber sous le charme de cette tendance musicale, qui a pris son plein essor durant la pandémie mais qui puise ses racines dans le chopped and screwed, un genre qui vient de la scène hip-hop de Houston, dans les années 1990.

Extrait de Dancin de Aaron Smith, en slowed+reverb
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Le chorégraphe québécois Alexandre Morin apprécie lui aussi les tempos altérés qui rythment l’internet. Il s’inspire du microgenre slowed+reverb et de l’EBM (electronic body music) dans son tout nouveau spectacle de danse, Cutting through the noise, présenté à l’Agora de la danse les 4, 5 et 6 avril, une œuvre où 12 danseurs « tentent de trouver leur chemin dans un monde où les écrans règnent plus que jamais ».

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La nostalgie pour refuge

Alexandre Morin est d’abord tombé sur des vidéos slowed+reverb pendant la pandémie, au hasard de ses errances numériques. Il a été attiré par l’imagerie nostalgique qui accompagne souvent les clips de ce microgenre musical, des images d’animes japonais des années 1980 à 2000. Ce grand admirateur du manga Sailor Moon a vite été hypnotisé. Pour Morin, l’aspect nostalgique de la tendance musicale représente aussi une forme d’évasion, de fuite devant la réalité. Lorsqu’on vit une perte de repères, comme c’était le cas au cœur de la pandémie, cela peut être tentant de se raccrocher à ce que l’on connaît, c’est-à-dire son passé, quitte à l’idéaliser. « En réaction à la pandémie, on s’est un peu réfugié, on a essayé de retrouver notre enfant intérieur. Moi, je me suis mis à collectionner des jouets de mon enfance », m’explique-t-il en entrevue au téléphone.

On pourrait aussi qualifier la nostalgie qui imprègne l’esthétique des vidéos slowed+reverb de « nostalgie internet », en ce sens qu’elle fait directement référence aux années 1980 à 2000, une époque balayée par un vent d’optimisme quant aux promesses que recelait le web. Or, l’expérience numérique actuelle fait contraste avec la vision utopiste qu’on entretenait alors. Devant une réalité numérique de plus en plus changeante, extractiviste et corporatiste, il est aisé de ressentir la douce amertume de la mélancolie propre au slowed+reverb.

Une solitude fédératrice

À cette mélancolie, Alexandre Morin oppose la notion de communauté. Si les 12 interprètes qu’il dirige évoluent dans leur bulle respective, comme pour réactiver une forme de solitude pandémique, ils sont aussi unis par la musique. L’aspect fédérateur du microgenre slowed+reverb lui apparaît d’ailleurs très important. Pour que notre expérience de ce genre musical soit complète, il ne suffit pas de regarder plusieurs vidéos. Il faut aussi aller lire les commentaires qui se trouvent sous les vidéos. Là, les internautes parlent et se répondent, évoquent leurs souvenirs, les émotions qui les traversent, tout ce que la musique suscite en eux. Pendant un instant, ils sont en mesure de faire taire le bruit ambiant, de cut through the noise, et peut-être de se recueillir, de ralentir un peu, comme la musique.