En décembre 2021, l’artiste islandais Ragnar Kjartansson est à Moscou. Il planche sur les derniers détails de l’exposition d’ouverture du GES-2, un immense musée fondé par un oligarque russe. Trois mois plus tard, la Russie envahit l’Ukraine. L’homme doit faire un choix.

C’est l’histoire relatée dans le documentaire Soviet Barbara, the Story of Ragnar Kjartansson in Moscow, de Gaukur Ùlfarsson. Le film a été projeté à la Cinémathèque québécoise en mars dernier, dans le cadre de l’exposition Terrorisme de velours : la Russie des Pussy Riot, présentée au Musée d’art contemporain de Montréal (MAC).

Le MAC a organisé plusieurs activités en marge de l’expo, notamment la diffusion du documentaire Navalny et la rédaction de lettres pour des prisonniers ukrainiens. Ce soir-là, John Zeppettelli (directeur général du musée) a d’ailleurs vertement critiqué le régime russe en mettant en contexte l’œuvre qu’on s’apprêtait à voir. J’ai été heureuse de vivre dans un monde où l’art et ses protecteurs peuvent être ouvertement revendicateurs.

Je l’ai été encore plus en voyant ensuite Ragnar Kjartansson se faire interdire la diffusion d’une scène érotique et l’utilisation du mot « dieu » dans le musée de Moscou... Mais l’artiste est reconnu pour son sens de l’humour et sa créativité. Loin de se formaliser de ces injonctions, il pose une toile montrant de manière vaguement abstraite deux hommes s’aimer de près et filme une installation qui se moque des curateurs de l’institution. Reste qu’il se plie à leurs demandes. Pire encore : Kjartansson accepte d’être le premier exposé dans le musée d’un oligarque fidèle à une Russie totalitaire qui emprisonne ses artistes (parmi d’autres).

Des journalistes le lui reprochent. N’en fait-il pas trop peu ? N’endosse-t-il pas un régime brutal ? Mais Ragnar Kjartansson a de la difficulté à voir en quoi ce choix est pire que celui d’être exposé au Metropolitain Museum of Art de New York, financé par les familles Koch (aux initiatives libertariennes et polluantes) et Sackler (accusée d’avoir encouragé la crise des opioïdes aux États-Unis). Pour Kjartansson, l’artiste est toujours un pion, mais un pion doté d’une certaine liberté.

Il profite d’ailleurs de son exposition pour recréer chaque scène du feuilleton américain Santa Barbara, dont la diffusion en Russie a débuté quelques jours après la chute de l’empire soviétique. La série est rapidement devenue le symbole d’une vie meilleure pour la nation russe. Kjartansson estime qu’elle incarnait la fin d’un régime, à l’époque. La rejouer aujourd’hui enverrait, selon lui, le même message.

Ironie du sort ? Le tiers de la distribution de sa version du téléroman est d’origine ukrainienne.

Quand Poutine envahit l’Ukraine en février 2022, Ragnar Kjartansson remballe ses œuvres. Sa résistance douce devient plus ferme. Dans les coulisses, il aide Maria Alyokhina, membre des Pussy Riot emprisonnée deux ans par le Kremlin, à trouver refuge en Islande. Son pays à lui. Celui où Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan ont signé la fin de la guerre froide. Alors qu’on lui reproche – peut-être avec raison – de ne pas parler assez fort, il agit.

Et dans mon siège, confortablement assise à observer ces dilemmes éthiques, je nous ai reconnus. Nous ne sommes pas des artistes multidisciplinaires d’envergure internationale, mais nous avons souvent des comptes à rendre, nous aussi.

J’ai pensé à la chroniqueuse Vanessa Destiné, qui dénonce, informe et s’indigne régulièrement. Que ce soit au sujet de la guerre en Ukraine, du conflit israélo-palestinien ou de ces nombreux drames auxquels on porte moins attention. Pourtant, en ligne, des militants lui reprochent d’être trop passive. Vanessa Destiné ne se gêne pas pour relayer publiquement leurs messages en indiquant qu’elle peut bien dire et taire ce qu’elle veut. Récemment, elle a même commencé à revendiquer « le droit à l’insouciance » et « le droit à la quiétude ».

Ce n’est pas parce que quelqu’un ne dit rien qu’il ne fait rien. Qu’il est moins affecté qu’autrui. Qu’il doit succomber à la pression populaire qui nous fait croire qu’on a la responsabilité de parler.

Dans son récent essai Le choix de se taire : Pour contrer le bruit incessant de la machine à opinions, Stéphane Garneau nomme l’injonction à la communication : « Comme si on se sentait obligé de participer à la conversation publique au risque de disparaître. » Pourtant, le silence a une grande valeur. Comme l’écrit le journaliste, il « permet d’entendre et favorise la compréhension du sens des choses ; des grands comme des petits enjeux ».

Évidemment, la prise de position a une valeur ! Ce n’est pas en restant passif qu’on change quoi que ce soit. Les exemples prouvant qu’une indignation commune peut secouer les colonnes du temple sont nombreux. Mais doit-on tous et toutes enchaîner les statuts Facebook pour autant ?

Dans Social Media, Immediacy and the Time for Democracy, Veronica Barassi souligne que les militants subissent différents pièges dans le monde numérique. D’abord, ils doivent s’adapter au rythme effréné auquel l’information est déversée et produire toujours plus de contenu. Paradoxalement, plus il y a de contenu créé, plus le leur risque de passer sous le radar. Ensuite, plus ils passent de temps en ligne, moins ils disposent de temps pour élaborer leurs stratégies et contextualiser leurs revendications. Enfin, ce qu’on donne au virtuel, on l’enlève au terrain. On se réunit moins, tandis que c’est lorsqu’on se rassemble que notre force se déploie.

Évidemment, les réseaux sociaux sont un vecteur important de sensibilisation et ils peuvent favoriser les rassemblements. Mais on peut choisir de s’y montrer « insouciant » en considérant que le web n’est pas le meilleur endroit pour soi, aujourd’hui. Ou jamais.

On peut assumer d’être un pion avec un peu de liberté.

Notre engagement ne sera jamais assez grand pour certaines personnes. Il le sera toujours trop pour d’autres. Dans l’étourdissement de cette époque qui a de quoi nous révolter pour mille et une raisons, il est parfois bon de se demander si on a quelque chose à dire ou non.

Ou, mieux encore, quelque chose à faire.