Que faisiez-vous de votre ennui, enfant ?

J’ai tellement évacué l’ennui de ma vie que je dois travailler fort pour retrouver de vagues souvenirs. Avant la stimulation constante, l’information au bout des doigts et la possibilité d’être distraite sur demande, je faisais quoi, quand le temps était long ?

La question m’habite depuis que Paul Journet et moi avons reçu Henri-June Pilote pour un épisode de notre émission de radio, Les idées folles. On vouait l’heure complète au sujet de l’attention, curieux de savoir comment la diriger vers ce qui compte vraiment. Le créateur de contenu et conférencier nous a expliqué avoir pris une longue pause des réseaux sociaux, alors qu’il se remettait d’un épuisement professionnel. C’est devenu très clair pour lui : il devait réapprivoiser l’ennui s’il voulait cesser de s’étourdir en ligne.

Mais que faire, quand on ne fait « rien » ?

Henri-June Pilote a eu l’idée de revisiter ce qui le distrayait, enfant. Pendant des mois, il a noté la moindre activité qui lui revenait en tête. Il s’est créé une banque de possibilités pour déjouer ses réflexes numériques...

Henri-June dit qu’il « ne pouvait plus se faire confiance ». Son cerveau conditionné à l’effervescence lui laissait entendre qu’il devait consulter ses courriels, googler une recette ou vérifier un truc sur Instagram. N’importe quoi sauf le calme plat. Le créateur de contenu a donc dû apprendre à se déjouer lui-même. Pas simple.

Son témoignage m’est rentré dedans.

Il m’a rappelé qu’on a déjà su vivre la platitude. En grandissant à l’abri du numérique, on a connu la lenteur et, surtout, on l’a laissée nous happer. Depuis le passage d’Henri-June dans le studio d’ICI Première, des souvenirs remontent à la surface.

Marcher alors que le vent se lève et fabuler une folle tempête, dénicher tous les crapauds dans la cour pour les rassembler en un « village », orchestrer une fête d’anniversaire hebdomadaire pour mon chat, écouter la trame sonore de la série Ally McBeal en imaginant être dans un vidéoclip, lire, lire encore, lire plus. Observer mes sœurs aînées et tenter de comprendre à travers elles ce que ça veut dire, être fille. Attendre que ma mère finisse son long shift au resto en espionnant les clients. Me raconter des histoires, au fond.

Je m’ennuie de ces brèves années où la fuite se faisait par en dedans. Où j’avais une relation stable avec mon imaginaire.

(En même temps, est-ce socialement acceptable de collectionner les crapauds vivants, à 35 ans ?)

Dans son essai The Comfort Crisis, le journaliste Michael Easter rappelle qu’environ 100 000 générations avant nous n’ont rien connu de numérique, dans leur vie. Aujourd’hui, on utilise un média numérique (cellulaire, télé, ordinateur) en moyenne plus de 11 heures par jour. Ce n’est pas sans conséquences.

L’auteur s’appuie sur le travail du chercheur James Danckert, de l’Université de Waterloo, pour expliquer qu’en gros, notre cerveau a deux modes : concentré ou non. Le premier est sollicité dès qu’on doit porter attention à quelque chose, que ce soit les propos d’un ami ou les niaiseries sur notre cellulaire. Quand on n’a pas à se concentrer sur quoi que ce soit de précis, c’est l’autre mode qui embarque. Visiter cette zone de « non-concentration » nous permet de nourrir les ressources essentielles à la productivité, la créativité et le traitement d’informations complexes. Ce qui fait écrire à Michael Easter que les 11 heures quotidiennes qu’on voue au monde digital ne sont pas gratuites, elles nous demandent de grands efforts et peuvent nous épuiser mentalement.

Il faut réapprendre à errer dans notre esprit et/ou dans l’espace.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Henri-June Pilote

J’ai appelé Henri-June Pilote, il y a quelques jours. Je lui ai dit que je voulais vous informer de sa démarche, puisqu’elle m’avait tant fait réfléchir. C’est un gars généreux, il m’a accordé sa permission. J’en ai profité pour lui demander ce qu’il faisait, lui, quand il s’ennuyait, enfant.

« Je me souviens de passer des heures assis à inventer des épisodes aux séries télé que j’aimais. Je chantais à voix haute, aussi. J’inventais des paroles. »

On aurait été amis.

« Après des mois à tenter de retrouver tes vieux réflexes, qu’est-ce que tu as finalement appris ?

– C’est drôle, mais quand on est enfant, on est impatient de grandir. Je me souviens d’attendre, d’attendre, d’attendre... Et de réaliser que j’avais finalement grandi, mais que j’avais encore cette attente ! Jeune, je passais le temps en lisant au parc, je sentais le soleil sur ma peau et j’étais capable d’être pleinement relax, mais en même temps, j’obsédais sur mon avenir. Sauf que je suis un adulte, maintenant. Je suis rendu où je voulais me rendre. Je peux enfin juste relaxer. »

Durant la semaine de relâche, des enfants s’ennuieront. Je le leur souhaite, du moins. Ils ne le savent peut-être pas (et ce n’est certainement pas notre rythme de vie qui va leur vendre la mèche), mais pouvoir regarder les minutes passer est une petite chance.

Et j’espère que leurs parents en profiteront pour se rappeler qu’à une époque, l’ennui était un luxe qu’ils se permettaient, eux aussi. C’est peut-être même en l’explorant qu’ils ont développé des parts importantes d’eux-mêmes : leur créativité, leur contemplation, leur voix intérieure et leurs angoisses (ce n’est pas tout parfait non plus).

On est rendus où on attendait impatiemment de se rendre. On est grands, on est occupés et on a mille et une manières de se distraire pour se récompenser... Mais pourquoi a-t-on arrêté de chanter des paroles inventées ?