« Je peux faire une blague ? » Les gars hochent la tête en signe d’approbation. Diana poursuit : « Je perds la voix, aujourd’hui... Ça tombe bien que le cours soit avec vous ! » Une fraction de seconde plus tard, dès que l’interprète termine sa traduction, tout le monde éclate de rire.

Ils assistent au troisième atelier offert à l’initiative de la Maison des hommes sourds. L’ébéniste Diana Silva leur apprendra à fabriquer une planche à découper, et elle en est plus ravie que stressée : « C’est un défi de m’adapter à eux, mais eux s’adaptent constamment à nous ! Je trouve ça beau de pouvoir mettre en valeur des personnes totalement capables de faire le travail. »

Marc-André Beaulieu, interprète pour le Service d’interprétation visuelle et tactile (SIVET), assure le pont entre Diana et les six participants. C’est aussi lui qui me permet de dialoguer avec Martin Boucher, celui par qui tout a commencé.

L’intervenant à la Maison des hommes sourds cherchait des activités à promouvoir quand il a découvert les ateliers offerts chez Les Affûtés. Non seulement ils pouvaient répondre à des besoins criants dans la communauté sourde, mais ils pouvaient également avoir un impact sur l’estime des hommes ayant recours aux services de la Maison : « C’est dans notre mandat, encourager la fierté ! »

(Et ne sommes-nous jamais plus fiers que lorsqu’on répare quelque chose soi-même, sans sacrer ?)

  • Diana Silva démontre comment employer de la colle de grade alimentaire.

    PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

    Diana Silva démontre comment employer de la colle de grade alimentaire.

  • Les participants aplanissent leur planche à tour de rôle avec la raboteuse.

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    Les participants aplanissent leur planche à tour de rôle avec la raboteuse.

  • Deux participants s’apprêtent à utiliser la raboteuse pour la première fois.

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    Deux participants s’apprêtent à utiliser la raboteuse pour la première fois.

  • Pascal Lajoie utilise un racloir pour éliminer le surplus de colle.

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    Pascal Lajoie utilise un racloir pour éliminer le surplus de colle.

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Martin a soumis son idée au concours Communo-inclusion, du Sivet, et obtenu les fonds nécessaires pour assurer l’interprétation d’une série d’ateliers de travaux manuels. Chez Les Affûtés, on a aussitôt été emballés.

Dans une volonté d’inclusion, l’équipe offrait déjà des cours à des jeunes en réinsertion sociale, à des aînés et à des personnes sur le spectre de l’autisme, m’a expliqué le fondateur des Affûtés, Michael Schwartz. Ne s’agissait plus que de s’adapter à une clientèle sourde.

Est-ce chaque fois si simple ? Martin Boucher me répond qu’aujourd’hui, l’inclusion est importante et facilitée, mais il convient que ça n’a pas toujours été le cas. Il se souvient d’avoir voulu orchestrer une sortie de type « arbre en arbre » avec d’autres personnes sourdes, il y a une dizaine d’années. On lui avait rétorqué que c’était impossible. On n’avait posé aucune question et encore moins cherché de solutions... C’était juste non. Ce temps est révolu, ajoute-t-il. « Aujourd’hui, le gros enjeu, c’est plutôt le financement pour payer les interprètes. »

Leur présence est toutefois cruciale.

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Martin Boucher, intervenant à la Maison des hommes sourds

Pascal Lajoie en est à son troisième atelier chez Les Affûtés. Il a précédemment appris à réparer un mur et à sculpter du bois. C’est un gars manuel, un opérateur dans une imprimerie, pourtant il n’assisterait jamais à de telles formations sans interprète. Comment pourrait-il savoir manipuler les outils en toute sécurité ? Ce serait carrément dangereux.

Tomasz Sietnik ajoute qu’on pourrait communiquer par écrit, mais que ce serait bien trop fastidieux et que, de toute façon, c’est important de créer de tels espaces pour la culture sourde.

L’enjeu dépasse le savoir-faire.

Jonathan Rozon me l’avoue sans détour : il est ici pour « aider [son] moral et briser l’isolement ». C’est justement l’une des missions de la Maison des hommes sourds.

Martin Boucher m’explique qu’avant sa création, en 2013, les hommes du Grand Montréal avaient peu de ressources accessibles en langue des signes sur le plan du bien-être psychologique et relationnel. Que ce soit au sujet de la gestion des émotions, des problèmes juridiques, des dépendances ou de la discrimination.

Il me lance une phrase qui me restera plusieurs jours en tête : « Vous, vous avez accès aux informations qui circulent, ne serait-ce qu’en écoutant la radio. Nous, on n’a pas nécessairement ces connaissances. »

On est exposés à tellement de savoir sans même chercher à l’être. La vie sans ces données, livrées et reçues sans effort, est tout autre.

En trois ans, la demande a augmenté de 250 % à la Maison des hommes sourds. Les deux employés de l’organisme à but non lucratif font 250 interventions par mois auprès d’une clientèle majoritairement composée de trentenaires et de quadragénaires.

Martin rivalise de créativité pour leur offrir du soutien. À la fin de mars, il lancera un nouveau projet de 10 semaines : un groupe de discussion sur l’estime de soi en collaboration avec l’organisation Relief, spécialisée en santé mentale.

Mais pour l’heure, le défi est d’ordre manuel.

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Diana Silva, chef d’atelier aux Affûtés

Diana Silva entame le cours en expliquant son parcours. Lorsqu’elle parle de restauration de meubles, Marc-André se mélange et interprète le mot « restauration » comme si elle parlait d’un resto... Brève confusion. Martin souligne le quiproquo, tout le monde rit.

Les gars s’esclaffent aussi quand la chef d’atelier leur annonce qu’elle va mettre des protections auditives avant de lancer la machinerie... Ils n’en auront pas besoin, qu’ils répondent.

Puis, Diana les invite à choisir l’assemblage de leur goût parmi trois essences de bois : cerisier, noyer et érable. Elle leur montre comment utiliser racloir, raboteuse, scie à onglet, perceuse à colonne, scie à ruban, sableuse et toupie pour créer leur planche à découper.

Les participants n’hésitent pas à l’interrompre quand ils ont besoin de précisions. Et elle est là, la beauté de l’exercice. Martin me l’avait dit, plus tôt : il y a très peu d’espaces où les personnes sourdes ne se retiennent pas de poser des questions, par crainte d’être mal saisies. Ce soir, elles savent qu’elles ont pleinement l’occasion de se faire comprendre.

C’est un soulagement.

Un soulagement que l’équipe des Affûtés espère contagieux : « J’aimerais que d’autres structures sachent que c’est possible ! Que des communautés isolées viennent travailler avec nous », m’a dit Michael Schwartz.

Et moi, j’aimerais qu’encore plus d’organisations s’ouvrent aux accommodements nécessaires à la rencontre, l’autonomie et la fierté.

C’est fou tout ce que peut cacher une planche à découper.