Who TF Did I Marry ? Quel est le véritable visage de celui que j’ai marié ? C’est la question qui hante l’Américaine Reesa Teesa et qui donne le coup d’envoi à son étonnant feuilleton numérique, un drame psychologique en 50 épisodes qui mobilise les internautes depuis sa sortie, le 14 février dernier.

J’ai moi aussi été happée par l’histoire de son ancien mariage avec un homme qu’elle surnomme Legion, un quidam rencontré sur une appli de rencontres et qu’elle décrit aujourd’hui comme un menteur pathologique. Il m’a fallu plus de huit heures pour visionner l’entièreté de son histoire, une épopée dont on parle désormais dans le monde entier. Pourtant, Who TF Did I Marry ? n’a rien d’une production cinématographique coûteuse diffusée sur Netflix. Il s’agit plutôt d’une compilation de vidéos TikTok dans lesquelles une femme jusqu’alors inconnue s’adresse à la caméra sans fla-fla, au volant de son véhicule ou dans le confort de son foyer, des bigoudis dans les cheveux. La nouvelle égérie du web possède d’indéniables talents de conteuse : en l’espace de quelques jours seulement, son récit cathartique lui a valu plus de 3 millions de nouveaux abonnés.

La popularité monstre de Who TF Did I Marry ? semble aussi en phase avec la nouvelle orientation préconisée par l’application de vidéos chinoise, qui incite les créateurs à produire du contenu plus long. Si TikTok avait autrefois pour marque de commerce des vidéos ultracourtes, la plateforme permet désormais de téléverser des clips pouvant durer jusqu’à 10 minutes. Cette décision entrepreneuriale exerce une influence sur le type de contenu produit et permet aux récits de longue haleine comme celui de Reesa de fleurir sur l’appli.

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Vigilance romantique

La série de cette femme flouée s’inscrit aussi dans le sillage du mouvement de dénonciation #moiaussi, et témoigne d’une culture de la vigilance romantique, particulièrement chez les femmes hétérosexuelles. Si Reesa se livre à nous, c’est parce qu’elle dit vouloir empêcher d’autres femmes de commettre les mêmes erreurs qu’elle. Dans les 50 épisodes de sa série, elle distille ainsi une sagesse durement acquise, truffée de pensez-y-bien. L’Américaine finit par nous enjoindre de « faire nos recherches » et de bien vérifier les antécédents de nos prétendants, surtout si nous en savons peu sur eux, ce qui est par ailleurs assez courant à l’heure du dating numérique.

Reesa Teesa n’est pas la seule à émettre de tels avertissements.

Partout sur le web, des femmes se prémunissent mutuellement contre les prédateurs qu’elles croisent sur leur chemin. Elles livrent leurs histoires d’horreur en se maquillant devant nous, épongent leurs larmes à coup de beauty blender et énumèrent les red flags (drapeaux rouges) qu’elles ont ignorés malgré elles.

En 2022, j’avais suivi avec intérêt la saga entourant « West Elm Caleb », un séducteur en série qui sévissait sur l’application de rencontre Hinge, à New York, et qui travaillait pour l’entreprise de meubles West Elm. Quand de nombreuses tiktokeuses s’étaient aperçues qu’elles partageaient des expériences similaires avec cet expert du ghosting, il était devenu la risée de l’application et avait même été victime d’une campagne de harcèlement. Ce débordement avait d’ailleurs soulevé de nombreuses réflexions sur les écueils des dénonciations en ligne, en particulier celles qui font boule de neige et qui finissent par échapper au contrôle de leur instigatrice.

La dating fatigue

L’année passée, c’était au tour du « voleur de Tabi » de passer un mauvais quart d’heure sur TikTok. Le prétendant Tinder s’était fait dénoncer après avoir dérobé une paire de chaussures luxueuses de Maison Margiela à sa flamme d’un soir. Une fois la dénonciation devenue virale, le voleur avait été identifié et avait fini par remettre les chaussures volées. Il faut dire qu’en médiatisant ainsi les violences qu’elles subissent, les femmes obligent les hommes à rendre des comptes. Et malgré l’anonymat relatif que leur confèrent les applications de rencontres, ces derniers apprennent à leurs dépens qu’ils ne peuvent agir en toute impunité.

Cette culture de la vigilance romantique se déploie aussi à l’abri des regards, sur des canaux Telegram ou des groupes Facebook privés comme Are we dating the same guy ? (Sortons-nous avec le même gars ?), des endroits où des femmes partagent des informations sur leur prétendant, s’assurent qu’il n’en date pas d’autres, mettent en garde les autres contre ceux qu’elles considèrent comme toxiques ou qui les ont violentées. De telles initiatives sont par ailleurs loin d’être marginales. La page Are we dating the same guy ? associée aux villes de Montréal, Québec et Sherbrooke compte à elle seule 35 000 membres. La popularité de ce type de groupe et la résonance culturelle de Reesa Teesa signalent une réalité inquiétante : dans l’univers du dating, les femmes ont raison de se méfier.

On entend de plus en plus parler de ce qu’on appelle la dating fatigue, une mélancolie propre à l’utilisation des applications de rencontre qui, en gamifiant la conquête romantique, lui ont donné des airs de jeu de hasard. L’avenir des applications de rencontres réside peut-être dans des produits où les utilisateurs sont davantage responsabilisés pour leurs actions, et où la méfiance peut céder sa place à la confiance. En attendant, Reesa Teesa est là pour dire aux femmes qui se sont fait berner de garder la tête haute : ce genre de situation peut arriver à n’importe qui.