Véronique me tend une aquarelle. Je reconnais le campement de la rue Notre-Dame. « Il y a une beauté là-dedans. Pour avoir connu des gens qui étaient dans ces campements, je sais qu’il y a beaucoup d’entraide. Il y a de tout, en fait. »

Mon regard passe des toiles que me dévoile Véronique Cyr à ses yeux, qu’elle a vairons et étincelants, avec une même admiration. Ses créations témoignent d’un Montréal banal, mais rempli d’humanité. Ses dépanneurs aux affiches décolorées et aux promesses de bière froide, son cinéma porno, ses voiturettes de garderie stationnées en parallèle, ses campements pour personnes en situation d’itinérance.

« J’aime peindre ce qui n’intéresse pas vraiment le monde, glisse Véronique Cyr. J’ai une série de bennes à ordures... »

Elle rit et m’explique s’être inspirée de Monet, qui a peint un seul paysage sous différentes lumières. Dans la cour de l’organisme Dans la rue repose une benne à ordures et ce sont plutôt les graffitis qui en transforment l’allure. Véronique a décidé de reproduire quelques déclinaisons des mêmes déchets, tant qu’à les voir quotidiennement.

C’est qu’après avoir étudié en arts plastiques, avoir été recherchiste et ébéniste, elle a trouvé son chemin vers le milieu communautaire.

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Véronique Cyr

« J’avais eu des grosses jobs, mais je n’étais plus capable. J’ai eu un cancer et après avoir été deux ans mère au foyer, j’ai lancé un appel à tous sur Facebook. Une amie m’a demandé si je voulais remplacer à la réception de Dans la rue, pour deux semaines... Ça fait sept ans que je suis là. Ça fitte avec le chaos qu’il y a dans ma tête, je m’y sens bien. »

Véronique Cyr travaille aujourd’hui en itinérance jeunesse. En tant que gestionnaire de projet, elle contribue à ce que des personnes se trouvent un logement et, surtout, le gardent. Un processus auquel on accorde collectivement peu d’attention, tout comme ce qu’elle peint. Du bord de route désolé au pick-up abandonné dans une cour.

« Il y a tellement de beauté, de fraîcheur et d’humilité dans ce genre de paysages là. Je les aime énormément. »

  • Façade d’un dépanneur de Montréal

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    Façade d’un dépanneur de Montréal

  • Devanture d’une garderie

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    Devanture d’une garderie

  • De la couleur dans la ville, la petite maison rose au sommet d’une ancienne usine

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    De la couleur dans la ville, la petite maison rose au sommet d’une ancienne usine

  • Les cordes à linge de Montréal

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    Les cordes à linge de Montréal

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Leur évocation est d’autant plus étonnante qu’elle repose sur l’aquarelle, un médium qu’on associe davantage aux décors doux et aux jolies fleurs qu’aux milieux de vie précaires.

Véronique Cyr compare humblement sa démarche à celle de Robert Morin. Dans Yes Sir ! Madame, le cinéaste filme des bas de nylon bougeant au gré du vent. Des bas de nylon, c’est moche et ça pue. Dans cette scène, ils sont pourtant magnifiques. « La laideur, quand tu y ajoutes la tendresse et le regard de l’art, tu tiens quelque chose qui peut stimuler des zones intéressantes dans le cerveau des autres », résume-t-elle.

Ça peut également aider à composer avec la lourdeur du quotidien.

« Le travail que je fais est quand même difficile émotivement, poursuit Véronique Cyr. Il y a de la lumière, mais il y a aussi des situations plus dures. Des fois, j’ai besoin de prendre de la couleur et de l’agencer pour créer une espèce d’équilibre là-dedans. De déposer les choses sur du papier qui absorbe la matière. »

Véronique Cyr voit la beauté là où on ne la soupçonne pas, mais elle n’est pas imperméable à la souffrance. Elle fait coexister les différents visages de la métropole.

« Peins-tu ces réalités pour nous aider à mieux les voir ? »

— Non. Je les reproduis dans le but de collectionner les impressions que j’ai. »

Une démarche comme une lettre d’amour à Montréal. Native de la Gaspésie, Véronique Cyr habite la métropole depuis 30 ans.

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Le Cinéma L’Amour, par Véronique Cyr

« Quand tu viens d’une région, c’est un peu mythique, Montréal ! J’avais envie de la ville et je n’ai jamais été déçue. Il y a toujours quelque chose à regarder. Mon travail n’est pas prétentieux, il pourrait être dans des livres pour enfants s’il ne représentait pas le Cinéma L’Amour... L’idée, c’est de ne pas s’emmerder ! »

Je lui réponds que ça ferait un bon titre de chronique, « L’idée, c’est de ne pas s’emmerder ! » C’est bien la raison pour laquelle j’adore la métropole, d’ailleurs. Elle cache un nombre incroyable de personnes qui la transforment, la soutiennent, la font solidaire, étrange et foisonnante dans toute sa banalité. Comment s’y ennuyer ?

Chaque jour, je marche dans la ville avec la seule intention de la voir. J’observe les maisons, les cours, les passants, les affiches, les chats, les ruelles. J’ai l’impression que le travail de Véronique Cyr illustre mes rencontres quotidiennes. Il encourage chacun à s’éloigner de soi.

Elle hoche la tête, enthousiaste : « Sors de ta tête ! Amène tes yeux là où ils ne vont jamais. Erre ! Ce n’est pas toujours fun, être dans sa tête... Si je me permets d’en sortir pour regarder à l’extérieur, c’est un massage pour le cerveau. Ça fait qu’après, je peux résoudre des problèmes. Tu veux être productif, dans la vie ? Sors ! »

Montréal réserve-t-il des secrets à celle qui l’observe de si près ?

« Je suis avec le même gars depuis 23 ans et il me surprend encore ! Si un individu peut toujours me surprendre, c’est officiel qu’une ville au complet peut le faire. »

Et les yeux de Véronique Cyr brillent encore plus fort.

Et je me dis qu’au fond, ce n’est pas surprenant qu’ils sachent voir dans le noir.

Les aquarelles de Véronique Cyr habillent en ce moment les murs de la Casa Obscura, un atelier d’artistes multidisciplinaires autogéré, situé au 4381, avenue Papineau, à Montréal.