Dans son rapport annuel sur les tendances à venir, TikTok annonçait récemment un changement de cap important dans nos façons de raconter des histoires et soulignait la popularité grandissante des narrations collectives. Les gens seraient de moins en moins enclins à consommer du contenu télévisuel de façon passive et souhaiteraient plutôt s’impliquer dans la narration des récits qui les fascinent… en temps réel.

Créées de toutes pièces par les internautes, ces histoires sans début ni fin permettent à tout un chacun d’endosser les rôles d’agent de casting, de scénariste, de réalisateur ou encore d’animateur télé !

Cette tendance à la narration collective puise peut-être sa source dans l’ubiquité du true crime, en particulier les documentaires criminels axés sur des affaires non résolues. En effet, de nombreuses balados, vidéos amateurs ou séries télé reposent sur des mystères sordides qui demandent à être élucidés. Non seulement ils représentent une source de divertissement extrêmement populaire, mais aussi ils instillent chez le public un désir de participation active. Sur le web, certains vont jusqu’à mener leur propre enquête. C’est ce qui s’est passé en 2021 lorsque la disparition de l’influenceuse Gabrielle Petito a galvanisé les internautes et poussé de nombreux créateurs à pister la disparue, dont on a fini par retrouver la dépouille.1

Si, dans le cas de Petito, la narration collective a pour point de départ un vrai crime, il n’en va pas de même pour toutes les histoires qui se déploient sur la Toile. En effet, les internautes investissent parfois des situations qui n’ont rien de tragique, mais qui semblent pourtant prédisposées à générer de potentiels drames. C’est ce qui s’est produit en décembre dernier, lorsque Royal Caribbean a donné le coup d’envoi à sa croisière de neuf mois autour du monde.2

En vertu de son grand potentiel dramatique, cette coûteuse épopée de 274 nuits a vite suscité l’intérêt de nombreuses personnes en ligne. Les internautes se sont empressés d’imaginer la multitude de rebondissements possibles à bord du bateau, qu’il s’agisse de tempêtes océaniques, de divorces, d’une éclosion massive de COVID-19 ou encore d’une attaque de pirates.

Quand les plaisanciers se sont mis à documenter leur quotidien, ils sont devenus à leur insu les personnages principaux d’une téléréalité improvisée orchestrée sur TikTok.

Or, pas de boîte de production, de caméraman ni même de scénario en vue. Ce sont des tiktokeurs qui pilotent depuis décembre cette saga touristique et qui tissent des histoires à partir des publications numériques des plaisanciers. Regroupées sous le mot-clic #CruiseTok, les bribes éparses de cette narration ont depuis attiré l’attention de nombreux médias, comme le New York Times.

Consultez un exemple de #cruisetok (en anglais)

Le malheur des uns…

Il faut dire que la capacité d’une histoire à captiver son public repose en partie sur les réponses émotives qu’elle génère. En ce sens, à part une pénurie de vin rouge et un tantinet de bisbille à bord du Serenade of the Seas, on ne peut pas dire que l’épopée maritime nous ait fait vivre de grandes émotions, du moins pour le moment.

Les narrations collectives à l’image de #CruiseTok pourraient toutefois nous pousser à cultiver un appétit pour le malheur des autres, puisque c’est ce malheur que nous cherchons à vivre par procuration lorsque nous consommons des drames.

Je suis par exemple tombée sur une tiktokeuse qui se désolait de voir le fameux bateau de croisière traverser le passage de Drake sans encombre, alors que ce bras de mer est réputé être un des plus dangereux au monde. Si cette dernière semblait souhaiter qu’une catastrophe frappe les plaisanciers, c’est peut-être aussi parce que le contenu à sensation circule plus facilement sur les plateformes algorithmiques, en suscitant davantage d’engagement. Pour s’attirer les regards et les abonnées, les conteurs 2.0 ont donc intérêt à jeter leur dévolu sur des histoires susceptibles de mal tourner. Ils acquièrent un flair pour le drame.

Au Québec

Ce goût du tragique nous pousse à transformer en spectacle la détresse des autres. Petit à petit, on en vient parfois à oublier que les téléréalités improvisées que nous consommons et que nous échafaudons sur nos écrans influent sur la vie de vrais humains. Les répercussions que peut avoir ce type de narration collective s’illustrent d’ailleurs très bien dans le cas de Florence et son troll, le compte TikTok d’un couple québécois cumulant plusieurs milliers d’abonnés.

Le couple, aux prises avec des problèmes de santé mentale, multipliait jusqu’à tout récemment les diffusions en direct, des lives qui suscitaient la hargne et les plaisanteries de milliers de Québécois, mais aussi un florilège de vidéos satellites et de publications publiques sur des forums de discussion comme Reddit. Désirant peut-être donner à l’histoire des contours plus funestes, certains spectateurs ont poussé l’audace jusqu’à alerter la police en faisant croire à un meurtre. De nombreux Québécois ont ainsi assisté à une intervention policière diffusée en direct sur TikTok. Ont-ils sorti le pop-corn avec le sens du devoir accompli au moment où « le troll » s’est fait menotter devant leurs yeux ? Car on peut dire qu’ils avaient scénarisé, sinon fomenté cet épisode du drame.

1. Lisez l’article du New York Times « How the Case of Gabrielle Petito Galvanized the Internet » (en anglais, abonnement requis) 2. Lisez l’article du New York Times « A 9-Month Cruise Is TikTok’s Favorite New “Reality Show” » (en anglais, abonnement requis)