« Ils sont rendus au coin ! »

L’homme qui vient de nous interrompre avec enthousiasme s’appelle Roger. Il tenait à ce que Christine Patenaude, cheffe des loisirs à la résidence pour aînés Caléo, sache que les enfants étaient presque là.

Christine sourit, deux pouces en l’air, et poursuit : « C’est un projet qui change le quotidien des résidants, mais c’est un gros investissement de la part des profs ! Ça fait partie de mon travail, organiser des activités… Mais eux, c’est leur motivation qui les fait sortir du cadre. »

À peine parti, Roger est de retour : « Ils sont devant la porte ! »

Sa fébrilité est contagieuse. Je le suis et me poste près des aînés impatients de voir ceux qu’ils appellent « leurs p’tits ». Puis, les 70 élèves de quatrième année entrent enfin.

Des résidants les accueillent tandis qu’ils enlèvent bottes, manteaux et pantalons de neige. Ils viennent de marcher 30 minutes, bravant la dernière journée glaciale de l’hiver pour retrouver leurs vieux amis.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Bien qu’elle ne participe pas au projet, une résidante présente son chien aux enfants.

Ils se rassemblent autour de moi, curieux : « On va passer dans le journal ? » Je le confirme et leur demande ce qu’ils apprécient du programme de jumelage qui les amène ici. Les réponses fusent : « J’aime voir mon aîné », « connaître ses expériences pour les comparer aux miennes », « manquer de l’école », « manger », « c’est comme nos grands-parents », « le temps passe tellement vite quand je jase avec mon aînée ! »

Leurs aînés. Mon cœur fond.

Véronique Cadrin rêvait depuis longtemps d’un programme pour renforcer les liens intergénérationnels. Sa mère ayant la maladie d’Alzheimer, Véronique fréquente les CHSLD depuis des années. Elle a vite compris que si le contact avec le troisième âge peut être déstabilisant, il se révèle surtout nourrissant. Ses collègues Anne-Valérie Lefort et Vincent Tremblay avaient comme elle l’habitude d’orchestrer des activités ponctuelles pour briser l’isolement des aînés, mais cette année, ils ont décidé de pousser le concept plus loin.

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La professeure Anne-Valérie Lefort (au centre) sait non seulement créer des initiatives porteuses, mais elle sait aussi jouer au palet américain (shuffleboard).

En septembre dernier, les trois enseignants de l’école primaire De la Broquerie, à Boucherville, ont invité leurs élèves à écrire une lettre pour se présenter aux locataires de la résidence Caléo. Ils avaient précédemment convaincu une trentaine d’aînés de participer à des activités mensuelles auprès de jeunes de 10 et 11 ans. Des jumelages ont été faits en fonction de ce que chaque enfant avait rédigé et de la personnalité des résidants… Puis, la magie a opéré.

Depuis cette première correspondance, la bande a notamment décoré des citrouilles, brunché et lu des contes autour d’un chocolat chaud. Aujourd’hui, elle vadrouille entre quatre stations : jeu de table Scattergories, tournoi de poches, palet américain (shuffleboard) et pétanque.

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La liste des jumelages est affichée. Si un résidant ou un élève est absent, les groupes sont réorganisés.

En m’avançant vers la salle où se déploient les activités, je croise une résidante qui prend deux jeunes dans ses bras. Ma main se pose instinctivement contre mon cœur. (Impossible de noter toutes les fois où mon cœur se serrera au fil de ce reportage sans vous soûler ; je promets d’y aller avec parcimonie.)

Je retrouve Roger en train de jouer aux poches avec sa femme Hélène, puis les jumeaux Émile et Sarah. Les Aubin sont en couple depuis 54 ans. Ils n’ont jamais été parents, mais ils adorent les enfants.

Je ris comme un fou quand ils sont là. C’est comme si j’avais leur âge. En général, c’est tranquille ici. Là, ça brasse ! Ça crée un peu l’anarchie, il y a un bourdonnement qui fait du bien… La vie, quoi.

Roger, résidant de Caléo

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Vincent Tremblay, l’un des trois enseignants ayant créé le projet, anime une partie de Scattergories.

Ce qui est magnifique dans ce quatuor, c’est que la relation dépasse le programme imaginé par les enseignants. Pendant les Fêtes, le couple, les enfants et leurs parents ont déjeuné ensemble avant de jouer au billard et de se baigner à la résidence.

Si les jeunes insufflent de leur énergie au couple, les aînés ont aussi beaucoup à leur offrir, estime Hélène : « Quand ils viennent, on a le temps de les écouter et d’être là à 100 %. Même si leur famille est extraordinaire et attentive, nous, on n’est plus dans l’énervement et le stress de la vie… Je pense que ça leur fait du bien. »

Les enseignantes me le confirment. Anne-Valérie Lefort et Valérie Cadrin m’expliquent que pour encourager la motivation scolaire, il faut aider les jeunes à se greffer au monde. Pour elles, on se doit de mélanger éducation et communauté.

Ici, les enfants côtoient une population qu’ils fréquentent peu. La différence les stimule. Plus encore, ces décideurs de demain prennent contact avec l’âgisme et ses injustices.

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Après avoir joué aux poches, Roger, Hélène et les jumeaux Émile et Sarah ont opté pour un jeu de table.

Véronique Cadrin ne s’en cache pas, son souhait est que l’initiative rayonne et inspire des collègues à tenter l’aventure avec des aînés de leur région.

« L’école, c’est le français, les maths et le savoir-faire, mais c’est aussi le savoir-être et le savoir-vivre, précise Anne-Valérie Lefort. On voit les effets positifs chez les enfants, leurs yeux brillants ! »

On voit leurs mains, également. Celle d’un élève avec un trouble de l’opposition repose en ce moment dans celle de son aînée. Les profs sont soufflées.

Ce n’est pas la seule scène touchante dont on est témoins. Près du jeu de poches, une femme qui ne fait pas partie du programme laisse les petits flatter son chien. Plusieurs résidants viennent dans le coin, quand les élèves débarquent. Leur présence semble faire du bien.

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Les au revoir sont tendres.

« Ils sont effervescents », me dira avec justesse Sophie Desmarais.

Une heure trente après leur arrivée, c’est déjà l’heure du départ pour les enfants. « Ça passe bien trop vite. Je les garderais plus longtemps », me glisse une résidante en accompagnant ses jeunes vers la sortie.

Les aînés regardent tendrement les petits enfiler leur équipement hivernal. L’une d’elles s’inquiète : « Elle ne met pas ses pantalons, elle va avoir froid… »

« Anaïs, arrête de parler, pis habille ! », intervient une autre en riant. Anaïs sourit, puis vient la rejoindre pour cueillir un bec sur le front.

« Bon mois, ma belle. »

(Mon. Cœur. Qui. Fond.)