Patients et amis se mobilisent pour qu’une famille d’« anges gardiens » originaire du Nigeria puisse demeurer au pays

Deborah Adegboye ne voulait pas ennuyer ses clients lourdement handicapés et leur famille avec ses problèmes.

Ils souffrent déjà assez comme cela.

Mais ces familles chez qui elle travaille au quotidien, à Montréal, ont fini par découvrir l’ampleur du drame vécu par la préposée aux bénéficiaires (PAB).

Originaires du Nigeria, la mère de trois enfants et son mari seront expulsés du Canada le 5 avril prochain.

« Je n’ai pas assez de mots pour décrire à quel point Deborah est gentille, attentionnée et compatissante », décrit Victoria Karls, membre de la famille d’une jeune patiente de Deborah.

Nous avons connu beaucoup de PAB, mais aucune de sa trempe.

Victoria Karls, au sujet de Deborah Adegboye

Aux yeux de Mme Karls, ainsi que d’autres familles et amis qui se mobilisent ces jours-ci pour tenter de faire invalider la décision d’Immigration Canada, l’expulsion de l’« ange gardien », de son mari et de ses enfants est une « tragédie ».

« Notre système de santé a besoin de plus de Deborah », lâche Mme Karls, outrée.

Arrivée irrégulière

Deborah Adegboye, son mari et leur premier enfant sont entrés au Canada en 2017 par le chemin Roxham pour y demander l’asile, fuyant des menaces religieuses graves subies au Nigeria.

C’est que le mari de Mme Adegboye, qui a demandé l’anonymat dans le reportage par crainte de représailles, est chrétien. Or, sa famille désapprouve cette religion, le pressant plutôt de devenir le prêtre en chef d’un culte. Son frère est mort à la suite d’un rite de ce culte obscur. Lui a alors été désigné pour prendre la relève.

Il faut savoir que le Nigeria est classé sixième au monde sur la World Watch List 2024, un classement des pays où la persécution des chrétiens atteint des niveaux extrêmes. Selon les données d’Open Doors, une ONG qui soutient les chrétiens du monde entier, 82 % des chrétiens tués pour des raisons liées à la foi dans le monde en 2023 l’ont été dans ce pays d’Afrique.

Or, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté leur demande d’asile en 2020 parce qu’elle entretenait des doutes sur la réalité de la persécution rapportée par le mari de Deborah (et par plusieurs ONG).

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Maryse Poisson, directrice des initiatives sociales du Collectif Bienvenue

Le couple a pourtant présenté de nombreux documents et a tout fait pour prouver que le danger était réel, plaide la directrice des initiatives sociales du Collectif Bienvenue, Maryse Poisson, qui soutient la famille dans le processus.

« Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, le tribunal conclut que les demandeurs d’asile n’ont pas établi qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution ni, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils sont exposés soit à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture au Nigéria », écrit la CISR dans sa décision de janvier 2020.

Multiples demandes

Depuis 2020, la famille a déposé plusieurs demandes pour régulariser son statut, mais chaque fois, les décideurs ont remis en cause la crédibilité du danger, arguant, entre autres, que la famille n’avait qu’à déménager dans une autre région du Nigeria que celle de la famille du mari, résume Mme Poisson.

Aux yeux de Mme Adegboye, cela ne tient pas debout puisque sa belle-famille a « des connexions » partout au pays. La preuve, dit-elle : la tentative de kidnapping de leur bébé, juste avant leur fuite vers le Canada.

Le couple a eu deux autres enfants ici. Les trois, respectivement âgés de 3, 5 et 8 ans, sont scolarisés ou fréquentent une garderie en français.

Durant la pandémie, les deux parents ont œuvré comme « travailleurs essentiels » d’abord dans le secteur alimentaire. La mère de famille a même travaillé, enceinte, « debout toute la journée » dans un entrepôt frigorifique. Puis, comme PAB après avoir suivi une formation – à ses frais – dans un collège privé. Le couple est devenu membre, alors, de ceux que le premier ministre François Legault a baptisés les « anges gardiens ».

Cela fait plus de deux ans que le couple travaille pour une agence auprès de gens lourdement handicapés principalement à domicile.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Deborah Adegboye

On a reçu seulement trois mois d’aide sociale à notre arrivée. C’était important pour nous de contribuer à la société québécoise le plus vite possible. Et on n’a jamais demandé de Prestation canadienne d’urgence.

Deborah Adegboye

Le mari de Mme Adegboye a commencé à travailler comme PAB durant la pandémie, soit en 2021. Or, le programme pour régulariser le statut des « anges gardiens » créé au Canada a seulement offert un statut à des PAB qui ont œuvré en 2020.

La famille aurait pu obtenir sa résidence permanente en vertu de ce programme spécial, mais elle en a été exclue pour une question de dates d’entrée en fonction, se désole Mme Poisson, du Collectif Bienvenue.

« D’une violence rare »

À l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), on a demandé à la famille si elle souhaitait confier ses deux plus jeunes à un proche au pays puisqu’ils ne sont pas visés par l’ordre d’expulsion, étant citoyens canadiens.

« Moi, je les prendrais pour les protéger des dangers au Nigeria, mais c’est franchement inhumain de demander à une mère de se séparer de ses enfants », dénonce Olivia Viveros, une Montréalaise devenue une amie de la famille après avoir aidé cette dernière à meubler son premier logement à son arrivée ici en 2017.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Des familles des patients handicapés de Deborah Adegboye se mobilisent pour tenter d’éviter que soient expulsées elle et sa famille.

Mme Adegboye s’efforce de ne pas pleurer devant ses enfants, mais ces derniers comprennent que rien ne va plus. D’ordinaire énergiques, leur caractère s’est assombri depuis que l’ordre d’expulsion a été prononcé. L’aîné fait des cauchemars.

Avec leur accent [québécois], s’ils doivent retourner à l’école au Nigeria, on saura tout de suite qu’ils viennent d’ailleurs. Cela ne prendra pas de temps à la famille de mon mari pour nous retrouver.

Deborah Adegboye

« Nous expulser, dit la mère de 42 ans, c’est l’équivalent de la peine de mort. »

Une demande de résidence permanente pour motifs humanitaires déposée pour la famille a été refusée en octobre 2023. Elle a déposé une demande de révision ainsi qu’une deuxième demande pour motifs humanitaires pour lesquelles elle n’a pas encore de réponse. Le ministre de l’Immigration du Canada pourrait aussi utiliser son pouvoir discrétionnaire pour intervenir dans le dossier.

Pour l’instant, l’AFSC a acheté les billets d’avion et les convoque dès le 3 avril. La famille a demandé un sursis à l’AFSC, demande qui a été rejetée mardi dernier – jour de notre entrevue.

Malgré le fait que d’autres demandes, dont la seconde pour des motifs humanitaires, sont toujours en traitement, la famille risque donc d’être expulsée le 5 avril, si rien ne change.

« Ce processus est d’une violence rare, s’insurge Mme Poisson, du Collectif Bienvenue. Les enfants devront quitter l’école du jour au lendemain en pleine année scolaire. »

Mme Viveros a créé une page de sociofinancement (GoFundMe) pour que la famille puisse amasser les 5500 $ nécessaires en frais d’avocats pour déposer deux ultimes procédures légales auprès de l’AFSC et de la Cour fédérale. Depuis son arrivée au Canada, Mme Adegboye estime avoir déboursé plus de 40 000 $ en frais de justice.

« On n’a pas d’économies, dit la mère de famille qui continue de travailler tous les soirs, six jours par semaine, en plus de suivre des cours de francisation. Même pas pour payer une seule brique d’une maison au Nigeria. »

Rectificatif
Dans une version précédente de ce texte, une citation tirée de la décision de la CISR –– rédigée en anglais - avait été traduite par La Presse. La citation a été modifiée pour refléter la traduction réalisée par la CISR elle-même.