Un de mes bons amis qui a déjà été mon colocataire a retrouvé un jour des vidéocassettes datant des années 1990, dont l’une est carrément une capsule temporelle. Il avait testé sa nouvelle caméra en nous filmant, amis et colocs, pendant toute une soirée, qui devait être un petit lundi à l’appartement, car nous ne sommes manifestement pas sur le party. Ce fut un choc de voir ça, parce que nous semblons vivre dans un autre espace-temps.

Nous avons regardé deux bonnes heures pour constater que nous ne faisions que glander ce soir-là, d’une façon qui n’existe plus du tout aujourd’hui. Nous jasons en sautant du coq à l’âne, nous nous taisons, nous feuilletons des magazines. Nous scrutons le plafond en gang, je vous jure, et nous n’avions même pas pris de drogue. On dirait que nous vivons au ralenti, à moins que le présent ne soit devenu trop rapide pour comprendre ce qui se passe dans ces vidéos.

Comme les jeunes d’aujourd’hui, nous regardions peu la télé, parce que notre vie se passait dehors, à l’université, au boulot, dans les discothèques et les fêtes innombrables. Nous étions dans cette période de la vie où la pire chose qui pouvait nous arriver était de regarder la télé un vendredi soir habillés en mou. Ma culture télévisuelle des années 1990 est faible notamment pour ça, et ceux qui craignent la mort de ce médium semblent oublier qu’on n’est pas censé y consacrer autant de temps quand on est à l’âge des premières amours et du développement de son réseau social (avec de vrais êtres humains, dois-je préciser).

Bref, nous avions fini par oublier la caméra qui filmait, et c’est pourquoi on nous voit tant au naturel. Il n’y avait pas de réseaux sociaux, aucun souci que ces images deviennent publiques et nul besoin de se montrer intéressants pour devenir « viral ».

Ces heures retrouvées, d’un ennui stupéfiant, sont presque un documentaire animalier sur le monde préinternet. Pour qu’il se passe quelque chose, il fallait créer quelque chose, sinon, il n’arrivait rien. Nous ne recevions pas des alertes chaque seconde pour nous avertir du moindre potin et de tout ce qui chie sur la planète en temps réel.

Mais est-ce qu’on s’ennuyait ? Honnêtement, je ne m’en souviens pas. Il me semble que non. Lorsqu’on ressentait un peu trop l’ennui, il fallait agir. Appeler un ami, ouvrir un livre, aller au cinéma, dessiner dans un cahier. Nous devions combattre l’ennui à mains nues. Parfois, ce qui m’inquiète quand je vois des gens sortir leur téléphone au restaurant ou dans une fête est qu’ils en soient arrivés à trouver ennuyeux les êtres humains en chair et en os et qu’ils puissent dorénavant les fuir en étant dans la même pièce. Mais ça, les misanthropes l’ont toujours ressenti, rien de bien nouveau.

À moins de subir la solitude ou de souffrir d’une maladie qui nous cloue au lit, l’ennui est une bénédiction, qui confirme que notre vie est plus douce que plate – parlez-en aux parents débordés qui n’ont pas une minute à eux, et qui doivent parfois s’ennuyer… de s’ennuyer.

Il n’y a que les enfants qui n’endurent pas l’ennui. C’est un sentiment qui leur est insupportable, car ils n’ont pas le même rapport au temps. Plus on vieillit, plus on dirait que les heures nous filent entre les doigts tandis qu’enfant, une heure peut sembler interminable. C’est pourtant de là qu’on invente mille jeux pour se défendre.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Le flip phone fait un retour chez les jeunes qui éprouvent le besoin de se déconnecter.

L’ennui précède l’action et la création. Nul doute que je n’aurais pas développé un tel intérêt pour la lecture si j’avais eu l’internet plus jeune, car d’une certaine façon, je n’ai jamais vraiment vécu l’ennui en étant entourée de livres. Née dans un autre millénaire, il m’arrive plutôt de m’ennuyer d’un bon livre après une orgie de « scrolling » sur Instagram. J’ai trouvé très intéressant le reportage de ma collègue Léa Carrier sur ces jeunes qui reviennent au flip phone⁠1. Si ça pouvait leur donner envie d’expérimenter l’étrange liberté de se promener sans rien d’autre dans les poches que leurs mains, juste pour savourer la liberté d’être injoignable et à la merci du hasard des rencontres, ce ne serait pas mal non plus. Mais il faut être de son temps, et j’avoue être parfois nostalgique d’un environnement où le monde ne venait pas à moi en vibrant dans ma poche de façon aussi intrusive.

S’ennuyer a du bon, ne serait-ce que pour échapper quelques heures à l’économie de l’attention, quand toutes les plateformes, sur le web ou à la télé, rivalisent férocement pour capter et conserver notre intérêt 24 heures sur 24. C’est probablement sur notre peur de l’ennui qu’elles font fortune. Ce faisant, elles ont peut-être tué l’ennui, qui avait quand même quelques qualités, même si j’en doute un peu en regardant de vieux enregistrements d’une autre époque…

Lisez « La vengeance du flip »