Est-ce vrai qu’il faut apprivoiser l’ennui pour être créatif ? Que c’est dans les moments les plus insoupçonnés que naissent les meilleures idées ? Combien y a-t-il vraiment d’Archimède dans la salle ? On a posé la question aux principaux intéressés. Réflexions pas ennuyeuses en leur créative compagnie, en trois temps.

L’ennui créatif : accepter le vide pour le remplir

Hugo Bélanger, dramaturge, auteur et metteur en scène

« L’ennui, c’est créer une disponibilité. L’ennui, c’est arrêter de penser : je laisse les choses arriver. »

Ce n’est pas nous qui le disons, mais le dramaturge, auteur et metteur en scène Hugo Bélanger, qui en connaît un rayon sur le sujet. La question de la créativité et son rapport à l’ennui est au cœur de tous ses projets, qu’on pense à son Rêveur dans son bain, présenté ces jours-ci au TNM, ou encore à Alice de l’autre côté, à la Maison Théâtre. Cela fait aussi des années qu’il y réfléchit.

Précision : évidemment, non, les nouvelles idées ne tombent pas du ciel (sauf les pommes, peut-être, dans le cas de Newton !). N’empêche : « il faut se laisser surprendre ! », maintient celui qui en a passé, des heures, petit, à s’inventer des histoires, seul dans sa chambre.

Rencontré dans un café de son quartier, le lendemain de sa première au TNM, le metteur en scène, qui ne s’ennuie pas trop ces jours-ci, se confie néanmoins généreusement sur cet art de ne rien faire, pour laisser les idées germer. Pas facile, dans notre monde actuel, archiperformant, convient-il, où les stimulations fusent de partout.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Hugo Bélanger, auteur et metteur en scène

On a peur de vivre le moment. Il faut toujours qu’on fasse quelque chose, mais on ne laisse pas la porte ouverte à ce que les choses arrivent !

Hugo Bélanger, dramaturge

Solution ? « Il faut se mettre en état de disposition. […] Il faut se mettre de l’espace dans la tête. […] Accepter le vide. […] Pour le remplir. »

Pour ce faire, très concrètement, Hugo Bélanger a pris l’habitude de prendre le train. C’est entre Montréal et New York qu’il a trouvé l’inspiration pour son Rêveur, en 2017. « C’est 11 heures de temps ! Aller-retour, ça fait 22 heures ! […] C’est comme un bureau mobile. Tu ne fais rien, il y a un côté hypnotique, le décor change et tu n’as pas le choix ! C’est sûr qu’il y a le WiFi, alors c’est dangereux, dit-il. Mais sinon c’est comme une prison mobile. […] Ça m’inspire profondément. »

Mais est-ce vraiment de l’ennui ou plutôt une évasion, ose-t-on ? C’est se donner du temps pour se poser des questions, répond-il. « Quand je vais une semaine dans un chalet seul, par exemple, je prends des marches, je n’ai pas le choix, et qu’est-ce que tu fais quand tu marches ? Tu discutes avec toi-même. »

Des moments où des liens se font et un sens émerge, parfois. « La créativité, c’est un muscle, il faut se mettre en état de disponibilité ! L’obstacle est ton allié. C’est dans l’obstacle que tu trouves des solutions. Hors de ton confort, que tu trouves des solutions ! […] Oui, un temps vide, ce peut être angoissant, mais c’est aussi riche. Ça t’oblige à te questionner… » Et à trouver des réponses. Ou pas ! Parce que non, les bonnes idées ne germent pas nécessairement tout le temps. « Et ça aussi, il faut l’accepter… »

L’ennui stérile : quand l’ennui rend amorphe

Sara A. Tremblay, artiste visuelle

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Sara A. Tremblay, artiste visuelle

« Moi, quand je m’ennuie, je tombe amorphe. Ce n’est pas nécessairement créatif… »

Quand on lui pose la question, Sara A. Tremblay, artiste visuelle en lice pour le prix en art actuel du Musée national des beaux-arts du Québec (décerné plus tard à l’automne), n’hésite pas une seule seconde. Source de créativité, l’ennui ? « Non ! », tranche-t-elle. Tout le contraire, en fait. Et elle le sait : « C’est sans doute pourquoi je fais dans les extrêmes pour être créative. Je me surcharge ! »

Un exemple ? En 2017, l’artiste a traversé à pied les 650 km qui séparent Matapédia du parc national Forillon, pour documenter ce sentier des Appalaches, dans le cadre des Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie. L’aventure a duré six mois. « C’était un peu extrême », concède-t-elle. Mais aussi drôlement créatif. « Moi, ce qui m’ennuie, c’est la solitude. Est-ce que l’ennui et s’ennuyer, c’est pareil ? »

Cette marche, faut-il le préciser, elle l’a faite avec son copain de l’époque, et si certains passages étaient sans doute plus « ennuyants », « photographiquement parlant », elle n’a pas trop eu le temps de s’ennuyer, non. « Ça a peut-être l’air long, mais ton corps est tellement activé ! »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Sara A. Tremblay, artiste visuelle

Quand je suis sous-stimulée, je tombe dans un état amorphe. Et je manque de motivation.

Sara A. Tremblay, artiste visuelle

« Pour moi, l’ennui, c’est péjoratif, poursuit-elle. En même temps, on ne peut pas tout le temps avoir de la drive… »

Elle, ce qui l’allume, c’est plutôt la surcharge, donc. Mais aussi l’urgence. Quand elle se sent coincée dans le temps, par exemple. C’est exactement dans un tel contexte qu’elle a produit sa vidéo Il faut travailler fort pour se reposer. Parce que s’il faut pour certains s’ennuyer pour créer, elle doit quant à elle travailler pour se reposer ! « J’avais 20 minutes, entre la fin de ma journée et un cours de natation, c’était la fin de la journée, il faisait beau, il fallait profiter de ce qui se passe. » Elle a du coup ici « squeezé » une séance photo d’objets disparates, des plantes, des fleurs, etc., dans sa cour, le tout sur fond de splendide coucher de soleil. « Ça s’est passé parce que c’était squeezé entre deux affaires. Si j’avais eu toute la journée, ça ne se serait pas fait. C’est impulsif, dit-elle. Et ça, c’est de l’hyperactivité à son meilleur… »

Paradoxalement, elle le sait aussi, « on ne prend jamais le temps pour s’arrêter ! Est-ce qu’on peut prendre un break ? », s’enflamme-t-elle. Un peu, mais pas trop longtemps, par contre…

L’ennui imposé : quand l’ennui est moteur et sujet de création

Isabelle Dumais, autrice et poète

PHOTO OLIVIER CROTEAU, LE NOUVELLISTE

Isabelle Dumais, autrice et poète

Isabelle Dumais est « contrainte » à l’ennui. Littéralement. Et elle a décidé d’en prendre son parti : c’est aussi plus ou moins le sujet de tout ce qu’elle écrit.

L’autrice et poète souffre en effet d’une maladie méconnue : l’encéphalomyélite myalgique (surnommée aussi syndrome de la fatigue chronique). Diagnostiquée il y a quelques années, elle doit passer le plus clair de son temps alitée. « C’est un peu ironique, dit-elle. Depuis 2018, je suis contrainte à m’ennuyer […] et je suis tout le temps dans des projets d’écriture et d’exploration ambivalentes sur l’ennui. »

Celle à qui l’on doit un recueil (prémonitoire ?) de poésie en 2012 sur le sujet (Un juste ennui, aux éditions du Noroît) ose en effet une réflexion « transgressive » sur le sujet.

Parce qu’elle le sait trop bien : « L’ennui, c’est une expérience qui n’est pas gaie, c’est plate, c’est quelque chose de triste, de morne, une expérience négative, dit-elle. Ma façon de me révolter, c’est d’essayer de revirer ça de bord et de trouver un côté positif. » Pas béatement, bien sûr. Mais plutôt créativement.

PHOTO OLIVIER CROTEAU, LE NOUVELLISTE

Isabelle Dumais, autrice et poète

L’ennui devient mon moteur de création.

Isabelle Dumais, autrice

Elle s’explique, longuement, parce que de toute évidence, elle a eu du temps pour y penser. « Quand on nous contraint dans ce temps long où il ne se passe rien, dit-elle, on se sent empêché de vivre intensément comme on le voudrait, on a l’impression de sous-exister. […] Il y a une sensation de vide, une impression de gaspiller sa vie. » Un je-ne-sais-quoi d’insupportable, quoi.

Cela étant dit, enchaîne-t-elle, on peut aussi concevoir l’ennui autrement. « S’ennuyer, c’est chiquer du temps », dit-elle, citant ici le philosophe Emil Cioran. « On peut s’amuser avec le temps, extrapole l’autrice, voir ça comme une pause qui va être bénéfique. […] Pour le poète ou le créateur, cela devient une chance. On redevient comme un enfant, sur la banquette arrière en voiture, à regarder par la fenêtre, s’ennuyer, à faire des trucs inutiles comme un gamin, on se permet de rêvasser. »

Aurait-elle été poète sans cet ennui imposé ? « C’est difficile à dire. C’est l’œuf ou la poule ? Est-ce parce que j’ai une âme de poète que je m’ennuie ? Est-ce que j’ai une nature contemplative ? La vie est bien ironique. » N’empêche, conclut-elle. « Si on acceptait collectivement de s’ennuyer, peut-être qu’on aurait plus de calme poétique dans le monde… » À méditer (dans un moment d’ennui !).