Quand mon beau-père s’est éteint l’été dernier, son fils et moi avons hérité de sa petite maison située sur le Plateau Mont-Royal que j’ai surnommée « notre maison Usher ». Celle qui nous emportera, parce que nous y vivrons jusqu’à notre mort ou parce qu’elle nous écrasera sous les ennuis.

Je racontais tout cela dans ce portrait.

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Nous, les éternels locataires, ça nous a fait freaker de recevoir ça sur la tête. Il n’était pas prévu que mon chum perde sa mère et son père en l’espace de deux ans, de morts soudaines. Djo et Mo, qui nous manquent trop.

Hier, nous craignions d’être évincés de notre appartement ; aujourd’hui, nous sommes copropriétaires.

Notre première réaction, quand nous sommes entrés dans LEUR maison, sur la pointe des pieds pour ne pas les déranger même si nous savions que nous ne les reverrions plus jamais, a été celle du rejet. Nous étions accablés par le chagrin, découragés par 50 ans d’objets et de poussières accumulés sous ce toit, et terrifiés par la responsabilité d’une construction plus que centenaire. Nous sommes des ignares de l’immobilier et nous avons les mains pleines de pouces, en plus d’avoir le cœur gros.

Take the money and go ? La vendre nous aurait apporté une jolie somme. Nous aurions pu régler nos dettes, rester à loyer ou nous acheter un petit condo et payer un chouette voyage. Pressés d’en finir, nous avons contacté des agents. La meilleure fut celle qui nous a dit : « Ne prenez pas de décision sur le coup de l’émotion. Et recontactez-moi si vous voulez vendre. » Nous avons gardé son numéro.

Pendant quatre mois, toutes les fins de semaine, nous partions à pied de notre appartement avec le chien et nos sacs à dos pour aller faire le ménage et trier les souvenirs de cette maison. Nous dormions là, sans l’internet et sans télé, que nous avons débranchés pour économiser en attendant de faire un choix. Tranquillement, nous avons eu envie d’y habiter, même si elle me fait peur. Quand les calorifères à eau chaude partent, ça fait ka-klang dans les murs, on dirait un bateau qui largue les amarres, il m’a fallu les explications de deux spécialistes pour que ça arrête de me stresser. Mon chum, habitué depuis son enfance, adore ce bruit.

Pourquoi ne pas tenter l’aventure ? Pourquoi déclarer forfait et laisser cette maison construite en 1875 à des riches qui risquent de tout mettre à terre pour la ramener au goût du jour ? Parce que nous sommes des pissous ? Parce que nous sommes complexés d’hériter d’un toit qu’en aucun cas nous n’aurions pu acheter ? Cette maison-là est payée. On ne trouvera pas un deux et demie à Montréal à ce prix-là – je parle ici des taxes municipales, qui sont un loyer en soi dans ce quartier. Et paraît-il qu’elles vont augmenter.

Pour garder une maison pareille, il faut vider ses poches, le contraire de les remplir en la vendant. Il faut vouloir y vivre pour les bonnes raisons.

« Ta maison, c’est ta banque », m’a dit l’oncle Michel, qui nous a convaincus de rester. Il nous aide beaucoup. Sa femme Claire et lui trouvent qu’on leur ressemble quand ils avaient notre âge et qu’ils sortaient un peu de la galère. Eux aussi habitent une vieille maison qu’ils n’arrêtent pas de retaper depuis des années. Claire a creusé le sous-sol elle-même, quasiment à la petite cuillère, comme dans le film Shawshank Redemption.

Mais quand j’y pense, j’ai un sentiment d’absurdité. Mes beaux-parents ont acheté cette maison 15 000 $ dans les années 1970. Il n’a jamais été question pour eux d’investir, de miser sur sa valeur future, tout ce qu’ils désiraient était d’y vivre en paix et heureux. C’est notre seule ambition aussi. Je pourrais la retaper et la vendre deux fois plus cher. Pour acheter quoi ? Quelque chose au même prix en plus cheap ? Dans un autre quartier ? Disons que ce n’est pas comme si on venait d’hériter d’une maison en banlieue que nous aurions été obligés de vendre parce qu’on ne sait pas conduire. On ne pourra même pas chialer contre les pistes cyclables et le déneigement, puisqu’on n’a pas de voiture.

J’ai l’impression que la vie m’envoie un défi que j’ai envie de relever. Je découvre sur le tard des tas de trucs, comme les évaluateurs, les inspecteurs, la taxe scolaire, et les vieux calorifères à eau chaude.

Il n’était pas question que je me lance dans l’aventure sans connaître la vérité. J’ai donc embauché un inspecteur en bâtiment recommandé par un ami. « Il est épeurant, mais il est vraiment bon », m’a-t-il dit, en me conseillant de ne pas paniquer, parce qu’un inspecteur en bâtiment n’est pas là pour te flatter dans le sens du poil. Il est là pour te pointer le moindre défaut.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Les moulures sont là pour de bon.

Il s’est promené partout, du sous-sol jusqu’au toit, avec son magnétophone pour prendre des notes, on aurait dit un enquêteur sur une scène de crime. Oui, il était épeurant, mais en gros, ce qu’il nous a dit est que l’essentiel était correct. Mon beau-père n’a pas beaucoup investi dans le cosmétique, mais il a soigné le plus important, et il a refait le toit il y a deux ans. J’ai vu chez l’inspecteur ce regard admiratif devant les tuyaux en cuivre, dans le temps qu’on fabriquait du solide. Mais son rapport est une liste d’épicerie, et il faudra probablement taponner cette maison jusqu’à notre mort.

Je pense que peu de gens friqués voudraient y habiter comme nous sommes prêts à le faire. C’est-à-dire en acceptant ses défauts. Jamais nous ne toucherons aux moulures, ni à ce luminaire des années 1930 qui va rester au plafond, et cette fenêtre pas tout à fait à l’équerre ne nous dérange pas.

Cette maison imparfaite est peut-être parfaite pour nous, qui sommes profondément imparfaits. J’ai quasiment décidé d’y habiter pour vous raconter cette aventure. Qu’elle soit un échec ou non.

De toute façon, il y aura toujours la possibilité de vendre si nous sommes trop niaiseux pour y vivre.