La première fois que je suis entrée dans la maison de mes beaux-parents, j’ai eu le coup de foudre. Pour leur fils d’abord, mais aussi pour l’endroit, qui était la grande œuvre de Maurice, mon beau-père artiste. Il y avait des toiles, des livres, des cossins bizarres et des antiquités partout, alors que chez nous, il y avait surtout du IKEA.

Chaque centimètre de ce lieu porte la trace de Maurice, qui a patiemment retapé pendant des lustres cette ancienne maison de chambres remplie de rats et de coquerelles près du square Saint-Louis, achetée 15 000 $ dans les années 1970 par sa conjointe Jocelyne et lui, avec une mise de fonds de 3000 $. En cinq ans, elle était payée, car Maurice détestait les banques et les dettes.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Maurice, le beau-père artiste de notre chroniqueuse, dans sa jeunesse

Son plus grand souhait était de mourir chez lui, et il y est presque parvenu. Malgré des ennuis de santé graves qu’il ne soignait pas, parce qu’il refusait les médecins, les vaccins et Big Pharma, il a fini par appeler l’ambulance, arrivé au bout du rouleau. Il est mort en moins de 48 heures à l’hôpital à la fin de juillet, où ses sœurs et son fils ont tout fait pour que soient respectées ses dernières volontés : pas d’acharnement.

J’ai pu le voir une dernière fois, et caresser ses cheveux longs. Car jusqu’à 78 ans, fidèle à son look de jeunesse, Maurice avait encore les cheveux jusqu’au milieu du dos.

Mon beau-père serait presque une caricature de boomer si, comme la plupart des gens, il avait abandonné ses convictions. Mais il est resté hippie jusqu’au bout.

Contre la société de consommation et adepte de l’autosuffisance, il n’achetait jamais rien de neuf, faisait son propre vin, et a longtemps fait pousser son cannabis dans un garde-robe, quand on n’en avait pas le droit. Féministe, il était l’homme au foyer qui s’occupait du bébé, l’un des rares gars à manifester autrefois parmi les femmes avec poussettes, pendant que sa conjointe travaillait et subvenait aux besoins de la famille.

Nous pouvons voir Mo et Djo, ce couple anticonformiste, dans le documentaire J’me marie, j’me marie pas de Mireille Dansereau sorti en 1973, qui détaille les choix de quelques femmes de l’époque concernant le mariage, la maternité et les relations avec les hommes. On montre un jeune Maurice berçant son fils, pendant que ma belle-mère accorde l’entrevue. Je suis toujours émue quand je vois ces extraits. Ils ont essayé quelque chose, sans avoir de modèle.

Une existence à contre-courant

Nous avons retrouvé dans la paperasse un document de l’ONF avec les nombreux commentaires du public lorsque J’me marie, j’me marie pas a été diffusé à Radio-Canada le 9 janvier 1974. Les plus virulents concernent Maurice, qui ne dit pourtant pas un mot dans le documentaire. Un spectateur analyse le couple de Mo et Djo en ces termes : « C’est une fille sans principes qui vit avec une femmelette qui se contente d’être un gigolo ; dans le renversement des rôles, il y a danger de masculiniser la femme et de féminiser l’homme, alors que la femme a quand même besoin de virilité. » Près de 50 ans plus tard, je reçois des courriels qui ressemblent encore à ça.

Maurice était à contre-courant et il s’en faisait honneur. Indépendantiste, il avait reçu la visite de la police pendant la crise d’Octobre. Contre vents et marées, il a été membre du PQ jusqu’à sa dernière heure.

Dans les dernières années, il avait viré vaguement complotiste, sans jamais avoir fréquenté un réseau social — une simple connexion internet a suffi. Plus grand monde n’avait envie de discuter de politique avec lui, puisqu’il était convaincu que nous étions tous « brainwashés », mais j’étais toujours partante pour me pogner avec Mo. Il avait besoin d’en parler. Et je l’aimais beaucoup. Je le respectais, malgré des divergences irréconciliables entre nous, et de son côté, je pense qu’il me faisait confiance.

J’ai fini par comprendre sa pensée, révélatrice à mon avis des paradoxes qui traversent notre époque. Maurice restait fidèle à ses principes. Depuis la guerre du Viêtnam, il détestait l’hégémonie de l’empire américain sur la planète, ce qui l’a rendu pro-Trump. Je n’arrivais pas à croire qu’un hippie et un féministe comme lui puisse défendre ce type, mais c’était en fait par pure conviction anti-establishment. Avec Trump au pouvoir, croyait-il, ça pouvait être le bordel aux États-Unis, mais le reste de la planète pouvait espérer avoir la paix.

Regardez le documentaire J’me marie, j’me marie pas

Faire de sa vie un art

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Le collage Le Nouveau Monde de Mo

Quand ça bardait trop dans nos conversations — par exemple sur la pandémie ou la guerre en Ukraine —, je le faisais bifurquer vers l’art.

Car Maurice était, avant tout, un artiste. Un collagiste de grand talent, qui avait étudié aux Beaux-Arts et fait quelques expositions dans sa vie. Mais étant peu sociable, méprisant l’ambition et se méfiant des institutions, il n’a pas forcé la note pour devenir connu. J’ai toujours eu l’impression qu’il mériterait une petite place dans l’histoire de l’art au Québec, lui qui m’a tant appris sur la contre-culture d’ici.

J’ai chez moi plusieurs de ses tableaux que je traîne précieusement à chaque déménagement, qui attirent toujours l’œil de mes invités. Car ce n’était pas un passe-temps pour Maurice, c’était sa vocation. Environ 200 tableaux sur un quart de siècle.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Dans le salon, un collage avec Mikhaïl Gorbatchev qui nourrit les écureuils

Nous avons maintenant la tâche de démanteler cette exposition permanente qui a duré près de 50 ans dans sa maison-musée, puisque mon chum, fils unique, est son seul héritier. On n’arrête pas de trouver des trucs bizarres, c’est fascinant. Maurice a eu plusieurs passions dans sa vie qui ont laissé des traces. La généalogie, l’histoire des Premières Nations et de la Nouvelle-France, la psychanalyse, l’existentialisme…

On dirait que le mystère de Maurice est symbolisé par cette accumulation de coffres qui contiennent des clés qui ouvrent d’autres coffres, nous nous sentons comme dans une chasse au trésor. Ses tableaux sont comme ça. Des collages avec du papier magazine, qui donnent l’impression d’un rêve fait avec des morceaux de culture populaire et des références aux grands classiques, avec plein de messages cachés. Plus le temps passe, plus ses toiles prennent du sens et à la fin de sa production, dans les années 2000, ses tableaux avaient surtout pour thèmes la nature et l’écologie.

  • Le retour de l’enfant prodigue ou Le retour des oies sauvages, 1985

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Le retour de l’enfant prodigue ou Le retour des oies sauvages, 1985

  • Nathalisa, la dame en bleu, 1987

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Nathalisa, la dame en bleu, 1987

  • L’artiste et son modèle, 1998

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    L’artiste et son modèle, 1998

  • Glenn Gould, 1990

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Glenn Gould, 1990

  • Pierre Bourgault, 1990

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Pierre Bourgault, 1990

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Mo se disait nostalgique de la peinture d’avant l’invention de la photographie. Il avait fait le portrait de Nathalie Petrowski en Joconde vêtue de jeans, ce qui avait inspiré la couverture du livre Maman Last Call, car le tableau avait été exposé au Lux. Un majestueux Pierre Bourgault dont les bras sont ceux de La création d’Adam de Michel-Ange, qui trône depuis 20 ans chez moi. Rien n’est plus impressionnant que son immense fresque, qui orne son salon, intitulée Le Nouveau Monde. À peu près tous les maux des Amériques se voient derrière un Christophe Colomb pixellisé.

J’adorais quand il m’expliquait la genèse de ses tableaux, sa technique, tous les trompe-l’œil et les références subtiles. On pourrait se débarrasser de tout ce qu’il y a dans cette maison, mais pas question de jeter une seule de ses toiles, c’est vous dire combien on respecte son œuvre. On a envie de monter une expo, parce qu’il nous a fait tant de blagues sur sa célébrité posthume. C’est son fils, bien sûr, qui écrira le catalogue.

Notre maison Usher

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

L’escalier d’une maison très spéciale…

On a trouvé dans une boîte cadenassée des semences de cannabis dans de petits pots datés, parfois d’il y a 30 ans, ainsi qu’un carré de haschisch fossilisé. Jusqu’à ce que la maladie l’en empêche, il faisait sa marche quotidienne jusqu’au sommet du mont Royal, où il fumait un joint, croquait une pomme, et apprivoisait les oiseaux qui mangeaient dans sa main.

Ça faisait 10 ans qu’il avait arrêté de fumer, il n’a même pas pu profiter de la légalisation, et on a bien ri. Comme me fait rire la toilette antique avec une chaîne pour la chasse d’eau au plafond qui a fonctionné jusqu’en 2010, au moins. Par contre, les fenêtres et les portes d’époque me découragent, et me rappellent de vagues souvenirs des piaules des années 1970. Cette maison évoque la maison Usher d’Edgar Allan Poe, mais en version psychédélique. Elle n’a plus le même sens sans son créateur. Et dans cette rue historique du Plateau Mont-Royal, nous n’avons pas les moyens de la rénover.

N’empêche, malgré son excentricité, tous les papiers de Mo étaient rangés et parfaitement classés. Pas une seule facture n’était en retard au jour de sa mort. Chaque chose était à sa place, selon son organisation du monde.

Depuis quelques jours, j’ai sans cesse l’impression d’avoir oublié quelque chose, ça me stresse, et je me rends compte que ce sont mes appels hebdomadaires à Maurice. On se donnait des nouvelles et on débattait, on fixait un rendez-vous pour un souper dominical. Il ne voyait que ses sœurs et nous, depuis la mort de sa compagne, au début de la pandémie. Ce grand solitaire se disait parfaitement heureux dans cette solitude, mais je pense qu’il avait plus de peine qu’il ne se l’avouait. Depuis des années, la cour de sa maison était inutilisable, on ne pouvait organiser aucun party, parce qu’il avait laissé la nature à l’abandon. « Un jardin à l’anglaise », disait-il, alors qu’on savait tous que c’était juste pour avoir l’hostie de paix.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Le bureau de Mo

La semaine passée, je regardais cette jungle, un peu dépitée, mais aussi avec le fou rire.

J’ai été distraite par une mésange qui s’est presque posée dans ma main. J’avais oublié : Maurice avait bien sûr apprivoisé les oiseaux du quartier et un chat errant très sauvage qui ne se laisse approcher par personne. Ce sont les seuls êtres vivants qu’il avait envie d’attirer à lui, cet homme qui nous mettait à la porte quand la soirée s’étirait trop à son goût.

C’est tellement étrange d’être ici sans lui.

La mésange me regardait droit dans les yeux et semblait attendre quelque chose de ma part.

« Je suis désolée, il est parti. Et l’esprit des lieux avec lui. »