Youlia* a voté en Russie dimanche. À midi, comme l’avait demandé l’opposant Alexeï Navalny avant de mourir en prison le mois dernier.

« Une manière simple et relativement sécuritaire de protester contre le système », m’écrit-elle sur un réseau social sécurisé.

C’était avant qu’elle entre dans l’isoloir.

Sur son bulletin de vote, à côté du nom des quatre candidats en lice, Youlia* a écrit quatre mots en grosses lettres rouges. Des gros mots. « Meurtriers. Voleurs. Trous de cul. Bâtards. » En russe.

Elle s’est assurée de choisir le dernier isoloir et de bien plier le bout de papier avant de le glisser dans l’urne. Elle m’a envoyé la photo de son geste de défiance.

PHOTO FOURNIE

Un geste de défiance parmi des milliers d’autres lors des élections russes. Malgré l’opposition visible, Vladimir Poutine a déclaré avoir remporté le scrutin avec 87 % du vote dimanche en Russie.

La Moscovite de 33 ans savait qu’elle prenait un risque. Sur les réseaux sociaux, on a vu des images de policiers russes armés entrant dans les isoloirs sans crier gare. Les autorités rapportent aussi qu’au moins 85 personnes ont été arrêtées pour avoir « saboté » des bulletins de vote ou des boîtes de scrutin. Vous comprendrez donc pourquoi je masque l’identité de mon interlocutrice.

Youlia* tenait néanmoins à voter, comme elle le fait toujours depuis qu’elle est majeure et même si elle n’avait aucun doute que – quoi qu’il arrive – Vladimir Poutine allait être reporté au pouvoir pour un cinquième mandat de six ans. « Je vais toujours voter parce que j’ai trop de respect pour les hommes et surtout les femmes qui nous ont obtenu le droit de vote dans le passé », dit cette démocrate convaincue, mais déçue à répétition.

Ils ont été des milliers en Russie et dans les ambassades de Russie à l’étranger à imiter son geste. À suivre le mot d’ordre lancé par le principal rival politique de Vladimir Poutine, un mot d’ordre qui s’est transformé en hommage posthume. Ou encore à détruire leur bulletin de vote. Malgré le danger.

Fidèle à lui-même, le Kremlin a récupéré cette fronde populaire pour la tourner à son avantage. « Les médias russes se sont servis des images des longues files pour montrer le haut taux de participation à l’élection. Ils les ont détournées de leur sens original », note Aurélie Campana, professeure de science politique à l’Université Laval et experte des mouvements politiques en Russie.

Le régime ne se cache plus de truquer les chiffres.

Aurélie Campana, professeure de science politique à l’Université Laval

Sans surprise, le Kremlin a déclaré un taux de participation atteignant 75 % et un soutien pour Vladimir Poutine dépassant 87 % – un score soviétique ! Une inflation de plus de 10 points de soutien depuis la précédente élection présidentielle de 2018 et de 20 depuis un vote similaire en 2012.

Dans son discours de victoire, le président russe s’est pété les bretelles en parlant de la « consolidation » du peuple russe derrière lui, gage d’invincibilité du pays qu’il prétend défendre en s’en prenant à l’Ukraine voisine.

Youlia*, de son côté, note surtout que le ton a changé depuis que le grand spectacle des élections est terminé. « Avant l’élection, l’atmosphère était à la lune de miel dans les propos des médias et du gouvernement. Maintenant que le vote a eu lieu, on entend parler d’une nouvelle vague de conscription [pour la guerre en Ukraine], de hausses de taxes et de nouvelles interdictions sur l’internet », note celle qui nourrit bien peu d’espoir de changements politiques à court ou moyen terme dans son pays.

Pour le moment, c’est sous le signe de la conservation du pouvoir que le Kremlin opère. Youlia*, elle, a tous les jours un peu plus envie de partir. Comme un million de Russes l’ont fait depuis le début de la guerre totale en février 2022.

Même si cette élection s’inscrit sous le signe de la continuité, elle devrait quand même nous inquiéter. Car la « consolidation » du pouvoir dont parle Vladimir Poutine va bien au-delà des frontières de la Russie.

Épaulé par une horde de leaders autoritaires qui se sont empressés de le féliciter pour le prolongement de son règne – avec le président chinois en tête –, Vladimir Poutine profite de toutes les tribunes qui lui sont offertes pour continuer de se présenter comme le défenseur des « valeurs traditionnelles » – anti-féministe et anti-LGBTQ+ – contre un Occident qu’il juge en pleine décadence.

Pour brandir la menace d’une troisième guerre mondiale ou d’un affrontement nucléaire, en sachant que c’est le meilleur moyen de semer la discorde en Europe comme aux États-Unis où le débat sur l’approche militaire à privilégier est déjà clivant à l’approche d’importantes élections.

S’ils gagnent du terrain aux urnes, les mouvements de l’extrême droite, de la droite radicale et de l’extrême gauche – souvent ouvertement pro-Poutine – pourraient ensuite travailler à changer les systèmes démocratiques de l’intérieur, avertit Aurélie Campana.

Rien de rassurant. Ni pour nos démocraties. Ni pour Youlia*.

*Prénom fictif