Après une courageuse visite au Canada, où il a appelé le peuple opprimé à renverser le régime fasciste de Justin Trudeau, Tucker Carlson s’est envolé pour la Russie, où il se fera le porte-voix d’un infatigable héros de la liberté : Vladimir Poutine.

Aucun monde ne pourrait être plus à l’envers que celui de ce chantre américain de l’extrême droite. C’est tellement absurde que ça en serait drôle, si les conséquences de cette opération de propagande ne risquaient pas d’être aussi graves.

Tucker Carlson était donc sérieux, l’an dernier, lorsqu’il a déclaré sur Fox News que le Canada de Justin Trudeau était devenu une dictature. « Nous dépensons tout cet argent pour libérer l’Ukraine des Russes, avait-il dit. Pourquoi n’envoyons-nous pas une force armée pour libérer le Canada de Trudeau ? »

Depuis, Tucker Carlson a été congédié par Fox News pour avoir excédé la limite de faussetés qu’un animateur peut déblatérer en ondes. Mais comme il a de la suite dans les idées (et de l’argent à se mettre dans les poches), il s’est rendu à Calgary, il y a deux semaines, pour appeler le peuple à se libérer d’un « régime dangereux et antidémocratique », un fait avéré que nous, pauvres Canadiens, aurions toutefois bien du mal à saisir – parce que nous sommes trop endormis, sans doute.

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO DU TUCKER CARLSON NETWORK, FOURNIE PAR REUTERS

Tucker Carlson

Voilà maintenant Tucker Carlson à Moscou, premier « journaliste » occidental à obtenir une entrevue en tête à tête avec Vladimir Poutine depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022.

Cette entrevue, déjà réalisée, sera diffusée ce jeudi sur X. L’animateur affirme l’avoir faite pour informer les Américains, qui seraient un peu endormis, eux aussi. « La plupart des Américains ne sont pas informés, ils n’ont aucune idée de ce qui se passe dans la région, ici en Russie ou à 950 km de là, en Ukraine », a-t-il expliqué dans une vidéo tournée mardi à Moscou.

Ainsi, pour instruire les Américains sur ce lointain conflit dont pratiquement personne n’a jamais entendu parler, Tucker Carlson est parti en quête de la vérité. Et cette vérité, il compte l’obtenir auprès d’un dictateur qui musèle la presse, opprime son peuple et déclenche des guerres de conquête dévastatrices depuis un quart de siècle. Rien de plus logique.

Il n’y a aucune liberté de la presse en Russie. Depuis l’invasion de l’Ukraine, c’est pire que jamais. Des journalistes occidentaux ont dû quitter le pays en catastrophe. Deux journalistes américains, Alsu Kurmasheva, de Radio Free Europe, et Evan Gershkovich, du Wall Street Journal, sont en prison pour avoir simplement pratiqué leur métier.

PHOTO ALEXANDER ZEMLIANICHENKO, ASSOCIATED PRESS

Le journaliste Evan Gershkovich après qu’il a comparu devant un tribunal de Moscou qui a maintenu sa détention préventive jusqu’au 30 mars

Au fil des ans, des journalistes russes ont été espionnés, interpellés, assassinés. Il y a quelques jours encore, une vingtaine de reporters ont été arrêtés pour avoir couvert une manifestation de femmes de soldats partis combattre en Ukraine. Ces femmes exigeaient le retour de leurs maris du front. Le message n’a pas plu à Poutine. Les journalistes se sont retrouvés dans le panier à salade.

Bien sûr, la télévision d’État russe n’a pipé mot de ces arrestations, ni de la colère de ces femmes. Elle s’est plutôt attardée à couvrir les moindres déplacements de Tucker Carlson : son arrivée à l’aéroport, son souper dans un chic restaurant de Moscou, son passage au célèbre Théâtre Bolchoï, où il a assisté à un spectacle de ballet.

C’est que la télé d’État adore Tucker Carlson, élevé au rang de superstar en Russie. Et pour cause : personne d’autre n’a fait autant pour Vladimir Poutine aux États-Unis. Pendant des années, il a répété sa propagande comme un bon petit soldat, à heure de grande écoute, sur Fox News.

La télé d’État aime tellement Tucker Carlson qu’elle rediffuse régulièrement ses interventions… dans les chaumières russes ! La directive vient de haut : un mémo du Kremlin, révélé par la presse américaine, lui a déjà demandé d’utiliser « le plus possible » des extraits de l’animateur américain chantant les louanges de la Russie.

« Pas un seul journaliste étranger n’a pris la peine d’interviewer » Vladimir Poutine, se lamente Tucker Carlson dans sa vidéo explicative, affirmant être le seul à vouloir obtenir la version du dictateur. Ça aussi, c’est faux. Le Kremlin lui-même a confirmé mercredi avoir reçu une tonne de demandes d’interview, depuis le début de la guerre, de la part de journalistes occidentaux.

PHOTO ALEXANDER KAZAKOV, AGENCE SPUTNIK, FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

Vladimir Poutine à Moscou, mercredi

Vladimir Poutine les a toutes déclinées. Mais à Tucker, il a dit oui. Pas pour ses beaux yeux ni pour services rendus, mais parce qu’il sait fort bien qu’à travers le polémiste, il peut atteindre des millions d’Américains plus ou moins sympathiques à sa cause. Il peut surtout jeter de l’huile sur le feu qui consume les débats politiques à Washington.

Au Congrès américain, mercredi, il s’en est fallu de peu que les élus trumpistes ne réussissent à bloquer 60 milliards de dollars en aide militaire à l’Ukraine. Après des heures de délibérations, les élus ont été renvoyés chez eux pour réfléchir. Les débats reprendront ce jeudi. Pour l’Ukraine assiégée, un blocage serait une catastrophe.

C’est ça, l’objectif de Poutine. Si les États-Unis finissent par abandonner l’Ukraine, il y aura d’autres Marioupol, d’autres Boutcha, d’autres Bakhmout. Il y aura d’autres viols, d’autres pillages, d’autres fosses communes. Et le monde assistera à la victoire du fascisme moderne. Le vrai, celui-là.