« Que pensent les Israéliens ? », me demande-t-on souvent depuis mon retour du Proche-Orient, où La Presse m’avait dépêchée en quatrième vitesse pour couvrir les attentats sanglants du 7 octobre et leurs terribles conséquences. En temps normal, répondre à cette question aurait été impossible. Dans ce pays fracturé, aucun Israélien ne « pense » de la même façon, surtout à propos d’un enjeu aussi grave que la question palestinienne.

Mais nous ne sommes pas en temps normal. Au fil de mes rencontres, il s’est rapidement dégagé une sorte de consensus. Des juifs orthodoxes de Jérusalem à ceux, laïcs, de Tel-Aviv, des pacifistes de gauche aux militaires va-t-en-guerre, des intellectuels aux survivants des kibboutzim, tous étaient d’accord sur au moins une chose : plus jamais ça.

Il faut tout faire pour qu’une tragédie aussi abominable ne se reproduise pas.

Il faut éradiquer le Hamas, une fois pour toutes.

Mettez-vous à leur place. Imaginez que des terroristes – il n’y a pas d’autres mots pour les décrire – prennent d’assaut une dizaine de villages du Québec. Ils y massacrent tout le monde. Les grands-parents, les enfants, les bébés dans leur berceau. Imaginez que, depuis 26 jours, vous êtes sans nouvelles de votre fille, séquestrée à Gaza, peut-être torturée, peut-être morte. Vous aussi, vous diriez : plus jamais ça.

Israël, comme n’importe quel autre peuple, a le droit de se défendre et de bien faire comprendre à la face du monde qu’un groupe de terroristes fanatiques ne peut massacrer des centaines de citoyens, par un beau matin d’octobre, et penser s’en tirer avec une tape sur les doigts.

PHOTO ILAN ASSAYAG, REUTERS

Des secouristes inspectent les dégâts causés par des roquettes tirées depuis Gaza vers une zone résidentielle d’Ashdod, en Israël.

J’écris « mettez-vous à leur place », mais je sais à quel point c’est dur, en ces temps de clivage extrême, de se mettre à la place des autres. Et je ne parle pas des manifestants qui ont célébré l’attaque « héroïque » du Hamas, à Montréal, au lendemain du massacre. Ceux-là sont convaincus du bien-fondé de leur cause au point d’en être aveuglés, refusant obstinément de voir les atrocités commises par la « résistance »…

Non, je parle de gens encore dotés d’humanité. Je parle de la plupart d’entre nous, qui avons ressenti le choc et la douleur du peuple israélien, le 7 octobre. Depuis, il faut bien le dire, cette solidarité s’effrite, à mesure que les images atroces nous proviennent de la bande de Gaza.

C’est fort probablement ce qu’espérait le Hamas en planifiant ces attentats terroristes : une riposte israélienne si formidable qu’elle aurait tôt fait de remplacer la sympathie du monde par son indignation.

C’est, tragiquement, ce qui est en train de se passer.

« Les appels à un cessez-le-feu sont des appels à se rendre face au Hamas. Ça ne se produira pas », a tranché lundi le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, soulignant au passage que les États-Unis n’auraient jamais accepté un cessez-le-feu après les attentats du 11-Septembre.

Il a raison, bien sûr. Son argument n’en demeure pas moins mauvais. Comme le rappelait récemment Ezra Klein, du New York Times1, les attaques contre les tours jumelles ont plongé les États-Unis dans la terreur et la rage. Elles les ont poussés à envahir l’Afghanistan, puis l’Irak, ce qui a entraîné la mort de centaines de milliers de personnes innocentes. Et tout ça pour quoi ? Vingt ans plus tard, les troupes américaines se sont retirées d’Afghanistan dans l’humiliation de la défaite. La haine des États-Unis a redoublé partout dans le monde.

La férocité de la réponse américaine n’a rien accompli, au contraire.

Tout comme la férocité de la riposte israélienne risque de ne rien accomplir. Rien de bon, en tout cas.

Répétons-le : Israël a le droit de se défendre. Mais il y a une manière de le faire. Depuis le 7 octobre, des milliers de Palestiniens, dont énormément d’enfants, ont été tués par des frappes israéliennes. Et ce n’est malheureusement qu’un début.

Une catastrophe pour l’humanité se déroule sous nos yeux. Les souffrances palestiniennes, immenses, sont insupportables. On nous parle de femmes enceintes contraintes de boire de l’eau sale, d’enfants opérés sans anesthésie, de médecins forcés de choisir qui sauver et qui laisser mourir…

La bande de Gaza, longtemps considérée comme une prison à ciel ouvert, est devenue un tombeau ouvert. Il n’y a nulle part où s’abriter de la fureur du ciel. Nulle part où aller.

« Pensez-vous que les enfants qui subissent tout ça se mettront tout d’un coup à aimer Israël ? », m’a demandé Moustafa Barghouti, un politicien palestinien rencontré à Ramallah. D’ordinaire posé, l’homme était visiblement furieux. « Si le Hamas disparaît, il y aura 10 autres Hamas pour le remplacer ! »

Il n’est pas le seul à le croire. Une riposte démesurée durcira les positions palestiniennes, en plus d’éroder les soutiens de la communauté internationale à l’égard d’Israël et de faire le jeu de ses ennemis, prévient Barack Obama dans un récent texte de réflexion2. L’État hébreu, dit-il, doit éviter le plus possible la mort et la souffrance des civils. Il y va de la stabilité de la région.

La seule façon d’obtenir une paix durable, ajoute l’ancien président, c’est de reconnaître les aspirations nationales légitimes des Palestiniens.

On n’en a jamais été aussi loin, hélas. L’heure n’est pas aux réflexions sur la paix au Proche-Orient, encore moins sur les meilleurs moyens d’y parvenir. « C’est le temps de la guerre », a rappelé lundi Benyamin Nétanyahou.

Pour Israël, les appels au cessez-le-feu sont autant de tentatives d’apaisement face au Hamas, qui cherche ni plus ni moins à l’éradiquer. Et pour les soutiens d’Israël, en ces temps troublés, reconnaître les souffrances des civils palestiniens équivaut pratiquement à un acte de haute trahison.

Remarquez, la même logique s’applique en sens inverse. Comme si les victimes des uns ne pouvaient être que les dommages collatéraux des autres. Comme si l’identité des victimes devait déterminer, à elle seule, s’il fallait se réjouir ou pleurer.

Comme s’il n’y avait, dans ce conflit, que deux camps : celui du bien et celui du mal. La réalité, comme toujours, est autrement plus complexe.

Des lecteurs m’ont reproché un reportage en Israël sur les survivants du kibboutz de Be’eri3 : « Que faites-vous des Palestiniens sous les bombes ? »

Un second reportage, sur le sort des Palestiniens4, a soulevé la colère d’autres lecteurs : « Que faites-vous des Juifs massacrés ? »

Cette vision manichéenne est désespérante. Non, le monde n’est pas divisé entre les bons et les méchants. Oui, on peut à la fois soutenir l’État d’Israël et dénoncer certaines de ses politiques. On peut à la fois soutenir la cause palestinienne et condamner les attaques du Hamas. On peut chercher à comprendre, à contextualiser, sans que ça fasse de nous des traîtres, des islamophobes ou des antisémites.

Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a été descendu en flammes pour avoir déclaré que les attaques du 7 octobre n’étaient « pas survenues dans un vacuum » et que les Palestiniens avaient été soumis à « 56 ans d’occupation suffocante ». C’était, pourtant, la stricte vérité.

Il faut avoir le courage de le dire. Tout comme il faut avoir le courage de dire qu’aucun contexte ne saurait justifier les atrocités qui ont été commises au nom de la cause – aussi juste soit-elle.

1. Écoutez l’épisode balado de l’Ezra Klein Show (en anglais) 2. Lisez les réflexions de Barack Obama sur Israël et Gaza (en anglais) 3. Lisez le reportage « “C’était mon Holocauste” » 4. Lisez le reportage « Rêver de Gaza, malgré tout »