« On voit dans ses yeux qu’elle le sait. Elle sait qu’elle est en train de vivre ses derniers moments. »

Sur la photo, la dernière qu’elle a envoyée à son père, Rinat fixe l’objectif, l’air grave, cachée sous les buissons du jardin familial, au kibboutz de Be’eri. Elle ne semble pas terrorisée. Résignée, plutôt. Comme si elle avait compris que, moins d’une heure après avoir pris ce cliché, elle serait morte. Son mari et deux de ses enfants, aussi.

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Motty Segev montre une photo que lui a envoyée sa fille avant qu’elle ne disparaisse.

Nous sommes dans un hôtel de luxe converti en refuge, au bord de la mer Morte, dans le sud d’Israël. Complètement démoli, Motty Segev fait défiler les photos de sa fille sur son cellulaire. Plusieurs jours après le massacre qui a atteint la nation en plein cœur, sa femme, Barya, les découvre pour la toute première fois, avec un mélange d’horreur et de profonde tristesse. Elle n’a pas pu regarder, avant. N’a pas osé lire les messages désespérés de Rinat, qui a documenté son cauchemar en direct, jusqu’à la fin.

  • Un soldat israélien marche parmi des décombres près d’une maison détruite par les combattants du Hamas, dans le kibboutz de Be’eri.

    PHOTO BAZ RATNER, ASSOCIATED PRESS

    Un soldat israélien marche parmi des décombres près d’une maison détruite par les combattants du Hamas, dans le kibboutz de Be’eri.

  • Militaires montant la garde près du kibboutz de Be’eri, jeudi

    PHOTO SERGEY PONOMAREV, THE NEW YORK TIMES

    Militaires montant la garde près du kibboutz de Be’eri, jeudi

  • Cette fenêtre de l’entrée d’une garderie a été fracassé par une balle du Hamas.

    PHOTO BAZ RATNER, ASSOCIATED PRESS

    Cette fenêtre de l’entrée d’une garderie a été fracassé par une balle du Hamas.

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Quand les hommes du Hamas ont infiltré Be’eri, Rinat, son mari et leurs quatre enfants se sont réfugiés dans l’abri antibombes de la maison. Au bout d’un moment, les assaillants ont mis le feu à la maison. À l’intérieur de l’abri, la chaleur est vite devenue insoutenable. Il fallait fuir ou suffoquer à mort.

À l’extérieur, la famille n’avait nulle part où aller ; les tueurs étaient partout. Alors, tout le monde s’est faufilé sous les buissons de la cour arrière, faute de mieux.

Rinat s’est étendue sur l’un de ses enfants. L’aîné s’est étendu sur l’un de ses frères. Et c’est ainsi que, protégés par les corps de leurs proches, deux garçons de 8 et 12 ans ont survécu lorsque des hommes aveuglés par la haine ont criblé de balles une famille entière. Une parmi d’autres, en ce matin du 7 octobre 2023.

Ce matin-là, tout a changé pour les Israéliens. Pour les habitants de Be’eri. Et pour Barya, la mère de Rinat. Ce matin-là, tout son monde a basculé. « Même les animaux ne font pas ça. Ils ont détruit tout ce en quoi j’ai toujours cru. »

Ils avaient cru en la paix. Ils avaient cru pouvoir vivre en Israël, autrement.

Longtemps, ils ont réussi. Le verdoyant kibboutz de Be’eri, à une dizaine de kilomètres de la bande de Gaza, était un « paradis dans le désert », assure Dan Fuchs, qui y habite depuis 50 ans. Contrairement à bien d’autres kibboutz, celui-ci n’a jamais vendu son âme au capitalisme. Jamais entièrement, en tout cas. « Tout le monde, ouvrier ou gérant, gagne le même salaire. L’argent est versé dans un compte commun, et chaque membre a droit à un quota. »

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Dan Fuchs, résidant du kibboutz de Be’eri

La veille du massacre, les 1200 membres avaient célébré le 77e anniversaire de Be’eri, implanté en 1946, deux ans avant la création de l’État d’Israël. Le thème de la fête était « le kibboutz et les enfants ». On avait chanté et récité des poèmes liés à l’enfance, raconte Dan Fuchs. L’avenir semblait radieux.

Le réveil a été plus que brutal.

Vers 6 h, j’ai été réveillé par des bombardements intenses. Avec ma femme et mon fils, nous avons couru à notre abri. Toutes les maisons du kibboutz en ont un, à cause des fréquents bombardements entre Israël et la bande de Gaza. Mais ça n’avait jamais été aussi intense.

Dan Fuchs, résidant du kibboutz de Be’eri

À 7 h, Dan Fuchs a entendu quelque chose de nouveau : des coups de feu. Ils provenaient de l’intérieur du kibboutz. Sur le groupe WhatsApp de la communauté, les messages ont commencé à affluer : c’était le Hamas. Ils allaient de maison en maison pour tuer les gens. Ils prenaient des otages…

Dan Fuchs, sa femme et leur fils ont décidé de monter au grenier. « On y accède par une échelle, qu’on peut ensuite retirer. La porte du grenier est alors dissimulée dans le plafond. » Ils se sont cachés là, en silence, pendant des heures. Dehors, des hommes hurlaient en arabe, passant de porte en porte pour éliminer les hommes, les femmes, les enfants, les bébés et les grands-mères. Tout le monde.

Dan Fuchs reprend son souffle. « C’était mon Holocauste… »

« Nous avons décidé de rester ensemble »

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Des musiciens donnent un cours pour divertir les enfants à l’hôtel David, au bord de la mer Morte.

Depuis maintenant une semaine, ils tentent de recréer un semblant de vie normale dans les couloirs du luxueux hôtel David, au bord de la mer Morte. Loin, très loin de leur kibboutz dévasté et de Gaza sous les bombes. Dehors, de jeunes musiciens improvisent sous les palmiers ; quelques enfants pataugent dans la piscine.

Pour un peu, on croirait à de simples touristes.

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L’hôtel David, où sont réfugiés des habitants du kibboutz de Be’eri

Et puis, soudain, un homme s’écroule sur le plancher du hall d’entrée. Incapable de contenir plus longtemps sa douleur. D’autres accourent pour l’entourer, cherchent à le calmer. Ailleurs, on se fait de longues accolades. On pleure aussi, beaucoup. L’émotion est vive. Mais la solidarité n’a pas disparu.

Ils auraient pu se réfugier chez des parents ou des amis, se disperser un peu partout en Israël. Mais les survivants du massacre de Be’eri ont presque tous choisi de s’établir dans cet hôtel, à deux heures de route de leur kibboutz, dont l’accès demeure interdit. « Nous avons décidé de rester ensemble parce que c’est ce qui fait notre force », dit Dan Fuchs.

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Dan Fuchs, sa femme et leur petite-fille réfugiés à l’hôtel David

Beaucoup ne sont pas capables de même penser à ce qu’ils ont vécu. Encore moins d’en parler. Pour l’heure, ils se contentent de survivre.

D’autres, au contraire, ont besoin de raconter leur histoire. Pour eux, c’est une sorte de thérapie. Surtout, ils tiennent à ce que ça se sache : ce qui s’est passé dans leur kibboutz était un véritable massacre. Il n’y a pas d’autre mot.

Pour le moment, 108 corps ont été découverts à Be’eri. Le dixième de la communauté, anéanti en quelques heures. Des dizaines d’habitants ont été enlevés et emmenés dans la bande de Gaza. De nombreuses maisons ont été saccagées, d’autres ont été réduites en cendres.

« Je dois admettre que je fais ce cauchemar depuis des années », dit Dan Fuchs. Pourtant, même ses pires cauchemars n’étaient pas aussi cataclysmiques. « Israël a une longue histoire de conflit. Même en guerre, il y a des règles. Ils les ont toutes violées. Ils ont massacré des parents sous les yeux de leurs enfants. Ils ont laissé des enfants auprès des corps de leurs parents pendant des heures… »

Sa voix se casse. Il ne peut plus continuer.

Installé à la terrasse de l’hôtel, Ramy Gold tend l’oreille, me demande de répéter. Il s’excuse : il entend mal, encore un peu sourd d’avoir tiré pendant des heures pour défendre le kibboutz, avec une poignée d’autres volontaires.

Nous sommes restés en poste pendant 12 heures, jusqu’à notre dernière balle.

Ramy Gold, résidant du kibboutz de Be’eri

Devant des dizaines d’assaillants armés jusqu’aux dents, le septuagénaire a fait ce qu’il a pu. Il a tiré, tiré et encore tiré, même après avoir reçu des éclats de grenade dans les jambes. Autour de lui, il entendait les membres de sa communauté hurler, pleurer, supplier. Puis venait le plus déchirant : un silence de mort.

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Ramy Gold a défendu le kibboutz de Be’eri avec une poignée d’autres volontaires.

Ramy Gold aurait voulu faire plus. Sauver plus de gens. Il fixe le vide. « Nous attendions que l’armée arrive et elle n’arrivait pas. »

Plus tard, quand l’État hébreu dressera le bilan de cette tragédie, il devra reconnaître l’ampleur de son échec à protéger ses propres citoyens. Non seulement les forces de sécurité ont mis 17 heures à regagner le contrôle de Be’eri, mais elles ont été totalement absentes pendant les premières heures, cruciales, laissant tout le temps aux terroristes de perpétrer un massacre méthodique.

Un massacre qui ravive l’horrible souvenir des crimes nazis. Celui des Juifs d’Europe, forcés de se cacher dans des caves et des greniers, en silence, pour échapper à leurs bourreaux. Et ne pouvant compter sur personne pour se défendre. D’ailleurs, l’État d’Israël a justement été créé pour que ça n’arrive « plus jamais ».

Mais le 7 octobre 2023, c’est arrivé.

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Dan Fuchs et Ramy Gold réunis à l’hôtel David

Ramy Gold ne regrette pas ses blessures aux jambes, ni sa surdité temporaire. Au contraire, il s’estime chanceux de ne pas s’être senti complètement impuissant, et vulnérable, face à ceux qui voulaient l’anéantir. Être enfermé dans l’obscurité la plus complète, sans eau ni nourriture, pendant 17 heures, il en aurait été incapable.

Une partie de sa belle-famille, confie-t-il, est « partie en fumée » à Auschwitz. Samedi, sa belle-sœur de 75 ans, Tami Suchman, a été enlevée par le Hamas. Elle risque de mourir à Gaza. Tout comme son amie, Vivian Silver, qui a milité pendant des décennies pour la paix entre Israéliens et Palestiniens. « Elle a été tellement naïve », laisse-t-il tomber avec amertume. « On ne peut pas vivre avec eux. »

Ramy Gold désigne les gens attablés à la terrasse. Ses amis, sa famille, sa communauté. « Tout le monde, ici, a perdu au moins un proche samedi. » À la table voisine, une très jeune femme a revêtu l’uniforme. Demain, elle sera peut-être à Gaza. « Regardez-la, c’est encore une enfant. J’espérais que la future génération aurait un meilleur avenir. »

« La vengeance n’est pas une stratégie »

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Notre chroniqueuse Isabelle Hachey en discussion avec Yonatan Ziegen à Tel-Aviv

Cachée dans un placard, Vivian Silver a écrit plusieurs messages inquiets à son fils, Yonatan Ziegen. Les terroristes du Hamas avaient pénétré dans le kibboutz. Maintenant, ils se rapprochaient de la maison.

Elle a envoyé un dernier message à 11 h 07. Puis, rien. La militante pacifiste d’origine canadienne n’a plus donné signe de vie. Son fils la croit à Gaza. Il l’espère à Gaza. Enfin… il l’espère vivante, pas à la morgue.

Yonatan Ziegen ne croit pas, comme Ramy Gold, que sa mère a été trop naïve.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Vivian Silver, militante pour la paix entre Israéliens et Palestiniens

Elle a été idéaliste, ça oui. Passionnément. « Elle conduisait des malades palestiniens de Gaza vers des hôpitaux israéliens. Elle a consacré sa vie à la paix, à la justice et à l’égalité des genres. » Il y a deux semaines encore, elle avait organisé un évènement international pour la paix, au kibboutz de Be’eri.

Le même kibboutz où se déroulerait ensuite un carnage, qui provoquerait à son tour une riposte militaire dévastatrice dans la bande de Gaza.

Paradoxe : à Be’eri, beaucoup de ceux qui ont été exterminés par des terroristes avaient longtemps milité pour la création d’un État palestinien. La réalité, disent leurs détracteurs, a fini par les rattraper, et de la plus cruelle des façons.

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Yonatan Ziegen, fils de Vivian Silver

Peu avant de disparaître, Vivian Silver avait elle-même répété sur Facebook que « seul un accord négocié » pouvait « mettre fin à cette violence horrible et insensée ».

Mais il ne s’agit pas nécessairement d’un paradoxe ; tout dépend de la façon dont on aborde le conflit israélo-palestinien. Yonatan Ziegen estime pour sa part que sa mère a raison depuis le début – et aujourd’hui plus que jamais.

C’est parce que nous ne sommes pas arrivés à la paix avec les Palestiniens que nous en sommes là. C’est ce qui a mené à cette épouvantable tragédie.

Yonatan Ziegen, fils de Vivian Silver

Yonatan Ziegen, qui a grandi à Be’eri, habite aujourd’hui Tel-Aviv. Quand je l’ai rencontré, jeudi, il venait d’apprendre que la maison familiale avait été réduite en cendres. Pour le reste, il nageait en pleine incertitude : sa mère avait-elle été abattue, brûlée vive, enlevée ? « Notre espoir, c’est qu’elle soit à Gaza. Nous avons droit à des bribes d’information, mais rien d’officiel de la part des autorités. »

Des milliers de soldats israéliens sont maintenant stationnés autour de la bande de Gaza, prêts pour une offensive terrestre imminente. Des milliers de Palestiniens ont fui le nord de l’enclave pour échapper à des combats qui s’annoncent féroces à travers les rues d’une ville en ruine.

« Je ne comprends vraiment pas la stratégie, soupire Yonatan Ziegen. La vengeance n’est pas une stratégie. » Il a une double raison de s’inquiéter. D’abord, parce que cette offensive ne résoudra rien, croit-il, et provoquera énormément de souffrances. Ensuite, parce que sa mère de 75 ans se retrouvera au milieu de l’enfer qui s’annonce, comme plus de 135 autres otages israéliens. « J’ai peur que nous tuions les nôtres. Et j’ai peur que nous rasions Gaza. Qu’il y ait plus de bébés morts. Et qu’on attende encore 50 ans avant que tout recommence… »

Les Palestiniens aussi ont des bébés et des grands-mères, rappelle-t-il.

Yonatan Ziegen l’admet : bien peu d’Israéliens pensent comme lui, en ce moment. Après le traumatisme du 7 octobre, tout le pays semble unifié derrière une offensive majeure pour éradiquer le Hamas, peu importe le prix à payer, croit le militant pacifiste Gershon Baskin, un ami de longue date de Vivian Silver.

Les otages qui devaient servir de monnaie d’échange, puis de boucliers humains, risquent finalement de se transformer… en dommages collatéraux.

Mais, quand tout cela sera fini, « il faudra bien nous asseoir, face à face, et trouver un moyen de vivre ensemble plutôt que de nous entretuer, dit Gershon Baskin. Parce que deux peuples vivent sur cette terre, et aucun n’a davantage le droit d’y vivre que l’autre. Alors, il faudra nous asseoir et négocier la paix, après tant de souffrances, de douleur, de morts et de destruction. »

C’est ce que Vivian Silver aurait voulu. Toute sa vie, c’est ce qu’elle a toujours voulu.