Dans le conflit israélo-palestinien comme dans les autres enjeux de politique étrangère, la diplomatie canadienne se caractérise aujourd’hui par sa prévisibilité, sa prudence et sa faible influence.

J’ai passé les deux derniers jours à en parler avec des experts. Plusieurs d’entre eux préféraient ne pas être cités.

Aucun n’est scandalisé que le Canada n’ait pas participé à une déclaration commune des alliés sur l’attaque terroriste du Hamas. Le communiqué venait du Quint, un groupe informel qui réunit les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et l’Italie.

« Les grandes puissances préfèrent cette façon de procéder. Ça leur permet de bouger plus vite. Pour être invité, le critère est simple : avoir quelque chose à offrir. Le multilatéralisme devient plus transactionnel et le Canada peine à s’y adapter », explique Thomas Juneau, professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.

Son collègue Ferry de Kerckhove, qui est aussi ancien ambassadeur du Canada en Égypte, croit que le Canada vit dans sa « bulle de confort ». « On se fie aux États-Unis pour notre sécurité, on investit peu et notre capacité opérationnelle ne nous permet pas de prendre beaucoup d’initiatives. »

Par exemple, le Canada n’avait pas les moyens d’accepter la récente demande américaine de diriger une mission en Haïti. Notre budget militaire était déjà un des plus faibles de l’OTAN, et des compressions de 1 milliard de dollars ont été annoncées au début d’octobre.

Historiquement, les interventions du Canada dans le conflit israélo-palestinien ont été modestes. Après la guerre du Kippour, en 1973, le Canada s’est joint à la Force des Nations unies chargée d’observer le désengagement sur le plateau du Golan. La grande majorité des troupes sont parties en 2006.

Autre moment important : après les accords d’Oslo, le Canada pilotait le groupe de travail sur les réfugiés. C’était, disait-on, le plus complexe des cinq chantiers, car il était à la fois émotif et tributaire des négociations.

On romantise un peu la diplomatie canadienne des années 90. Mais c’est vrai que le Canada était nettement plus influent. Depuis, le Canada a changé, mais le contexte aussi.

Thomas Juneau, professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa

En effet, les colonies israéliennes illégales en Cisjordanie ont continué de croître. Et le Hamas – qu’Israël a indirectement aidé en décrédibilisant l’Autorité palestinienne – a pris le contrôle de la bande de Gaza et veut annihiler son voisin. La solution à deux États, que le Canada dit encore encourager, paraît plus que jamais dans un cul-de-sac.

Sous Stephen Harper, le soutien à Israël était inconditionnel. Son ancien directeur des communications, Dimitri Soudas, se souvient d’un affrontement au Sommet de la francophonie à Bucarest en 2006. « M. Harper s’opposait à un passage du communiqué qui était critique d’Israël. Jacques Chirac et lui se parlaient très fort, et de proche… »

Dans les années 90, le Canada appuyait les résolutions onusiennes en faveur des droits des Palestiniens. Cet appui a fléchi un peu sous Paul Martin. Et sous M. Harper, il s’est inversé. Le Canada votait désormais contre, rappelle Michael Lynk, professeur de droit à la Western University, qui fut aussi de 2016 à 2022 le rapporteur spécial de l’ONU pour les droits de la personne dans les territoires palestiniens occupés.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’ancien premier ministre du Canada Stephen Harper et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à Jérusalem, en janvier 2014

Pour M. Harper, c’était une affaire de conviction intime, explique M. Soudas. « Son père, un comptable, voyait les Juifs comme un peuple élu. […] À ses yeux, Israël était une petite île de démocratie entourée de dictatures. Il agissait d’abord par principe. Ça ne l’a pas aidé électoralement, et ce n’était pas non plus son objectif. »

Le premier ministre conservateur a été invité à s’adresser à la Knesset en février 2014. Justin Trudeau, lui, n’a pas séjourné depuis en Israël, à l’exception des funérailles de Shimon Peres.

M. Trudeau a opéré un modeste virage. Il a rétabli le financement de 25 millions à l’agence d’aide aux réfugiés palestiniens (UNRWA) que son prédécesseur avait abolie.

Il a adopté un discours plus consensuel. Mais à l’ONU, le Canada a maintenu l’essentiel des positions votées sous le règne conservateur, rappelle M. Lynk.

Cela explique d’ailleurs en partie pourquoi le Canada a perdu en 2010 et en 2020 l’élection pour un poste au Conseil de sécurité.

Le Canada a mauvaise conscience. Comme d’autres pays, il a notamment refusé durant la Seconde Guerre mondiale un bateau de réfugiés juifs, le Saint Louis. M. Trudeau a présenté ses excuses en 2018 pour cet épisode honteux et caractéristique de l’antisémitisme de l’époque.

Durant la première moitié du XXsiècle, le Canada se collait à la mère patrie britannique. Cette puissance coloniale administrait la Palestine, promise cyniquement à la fois aux juifs et aux musulmans, qu’on jouait les uns contre les autres.

En 1947, l’Empire britannique s’est retiré de cette terre deux fois promise. Dans les dernières décennies, le Canada a plutôt repris les positions américaines.

Si M. Harper s’est rapproché d’Israël et de Benyamin Nétanyahou qui l’appelait amicalement « Stephen », M. Trudeau se démarque surtout par son aversion au risque.

Même s’il souligne le biais « anti-palestinien » de M. Harper, Ferry de Kerckhove reconnaît que le chef conservateur connaissait l’histoire du conflit. Personne à qui j’ai parlé n’a l’impression que M. Trudeau se démarque à cet égard. Son objectif semble surtout d’éviter les incidents, y compris ici. Comme politicien centriste, il ne veut pas trop ouvrir le débat sur cet enjeu polarisant autant dans la société que dans son caucus.

Au ministère des Affaires étrangères, le moral est bas, comme le montre un récent rapport d’Ulric Shannon. Selon ce diplomate et ex-ambassadeur du Canada en Irak (2019 à 2021), les ressources ont diminué, et l’initiative aussi. Rien ne sert de proposer des idées novatrices, croient les experts à l’interne.

Personne ne s’attend à ce que le Canada mène des négociations pour un accord de paix, bien sûr. Les leviers du pays sont modestes, comme d’exploiter la bonne relation avec la Jordanie, qui contrôle la fondation qui gère la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem.

Cela dit, si l’influence du Canada est faible, son intérêt le semble aussi, dans tous les sens. « Pour un premier ministre canadien, ce n’est pas la région du monde la plus importante stratégiquement, résume Thomas Juneau. C’est surtout en Asie, en Europe, dans les Caraïbes et en Amérique latine qu’on a des dossiers qui nous touchent. Et comme on le voit, on a déjà de la difficulté à les gérer. »