Nombre de réfugiés palestiniens se trouvent à Ramallah, mais leur cœur est à Gaza, avec leur famille restée en zone de guerre

(Ramallah) C’est sans doute le pire endroit de la planète où se trouver, en ce moment. Un endroit maudit, impossible à fuir, arrosé depuis des jours de missiles destructeurs. Et pourtant, des centaines d’hommes coincés dans une école de Ramallah, en Cisjordanie, ne rêvent que d’une chose : rentrer à Gaza.

Les yeux rivés sur leur cellulaire, l’angoisse chevillée au cœur, ils guettent chaque nouveau développement dans l’enclave palestinienne. Les troupes israéliennes qui s’agglutinent à la frontière, les vivres que l’on coupe, les hôpitaux que l’on évacue et les morgues qui débordent. « Nos corps sont ici, mais nos esprits sont là-bas », me glisse l’un d’eux, le regard rongé par l’inquiétude.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Ces hommes sont des Gazaouis en exil. Tous détenaient un permis pour travailler en Israël quand le Hamas a lancé les attaques meurtrières qui ont fait basculer le pays dans l’horreur, le 7 octobre. L’État hébreu s’est déclaré en état de guerre. Les tensions ont grimpé de plusieurs crans. Alors, des ouvriers gazaouis ont fui les chantiers, craignant d’être pris pour cible s’ils demeuraient plus longtemps en terre israélienne. Les autres ont été arrêtés, puis détenus, avant d’être expulsés manu militari en Cisjordanie.

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L’école épiscopale évangélique arabe de Ramallah

Ils sont maintenant près de 4000, coincés à Jéricho, à Naplouse et ici, à l’école épiscopale évangélique arabe de Ramallah, siège de l’Autorité palestinienne.

Comme tous ses compagnons d’infortune, Abed Zibdeh est désespéré. Il ne souhaite rien de plus que de rentrer chez lui, malgré l’horreur – ou, plutôt, à cause d’elle.

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Abed Zibdeh ne souhaite qu’une chose : rentrer chez lui, à Gaza.

Je veux être près de ma femme, de mes deux petites filles et de mes vieux parents malades.

Abed Zibdeh

Plus que jamais, sa famille a besoin de lui, mais il n’est pas là pour elle. C’est une torture, pire que n’importe quelle privation, pire que n’importe quelle bombe tombée du ciel.

Abed Zibdeh habite Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza. Il avait prévu visiter sa famille le 12 octobre, après une absence de deux mois à travailler sur un chantier de construction d’une ville israélienne. Si près, mais si loin de chez lui. C’était déjà difficile de circuler entre Israël et Gaza, avant. C’est devenu carrément impossible. « J’ai maintenant l’impression que ça va me prendre 12 ans pour rentrer à la maison… »

Son quartier, dans le nord de Gaza, ressemble désormais à un champ de ruines. Pourtant, sa famille n’a pas fui vers le sud de l’enclave, malgré l’ultimatum des forces israéliennes et l’invasion terrestre imminente. Des milliers de Palestiniens ont déjà pris le chemin de l’exode.

Abed Zibdeh a lui-même conseillé à sa femme de ne pas bouger. « De toute façon, lui a-t-il dit au bout du fil, où pourrais-tu aller ? Il n’y a pas d’endroit sûr à Gaza. Même les écoles sont bombardées. Si tu dois mourir, autant que ce soit à la maison. »

La famille d’Abdul Albed a bien tenté de fuir dans le sud de la bande de Gaza, samedi. Son convoi d’évacuation a été bombardé. Des dizaines de civils ont été tués. Le camion dans lequel se trouvait la famille de l’ouvrier a fait demi-tour.

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Enfants s’amusant avec des 4X4 électriques près du mur qui sépare la Cisjordanie de Jérusalem, à Qalandiya

La femme et les six enfants de Mohammed Masri ont également renoncé à une évacuation vers le sud de l’enclave, déjà surpeuplée, de peur de se retrouver à la rue. Ils se sont réfugiés dans une école, comme lui. Sauf que ce sont eux, et pas lui, qui sont coincés en zone de guerre. Cette pensée le rend fou.

Mohammed Masri est parvenu à se réfugier à Ramallah après avoir déserté le chantier israélien sur lequel il travaillait peu après les attaques-surprises du Hamas. « Il y avait des rumeurs voulant que les ouvriers gazaouis étaient derrière ces attaques. Nous avions peur d’être abattus par la police. »

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Affiche indiquant la direction de Ramallah, en Cisjordanie

Abu Yamen a été arrêté dans son appartement, quatre jours après les attaques du Hamas, par des policiers israéliens. « Ils nous ont menottés, nous ont bandé les yeux et nous ont forcés à nous asseoir par terre. Après, ils nous ont fait monter dans un autocar. Au bout de quatre heures, ils nous ont conduits à un check-point [entre Israël et la Cisjordanie]. Nous avons dû marcher avec nos sacs jusqu’à Ramallah. »

La colère gronde en Cisjordanie. Depuis des mois, les tensions montent dans ce territoire de 2,6 millions d’habitants. Avec ce qui se passe à Gaza, elles sont maintenant plus vives que jamais.

Il suffirait d’une allumette pour que tout explose, encore.

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Affiche à la gloire de Mohammed Deïf, commandant des brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas, en plein cœur de Ramallah

Dans la rue principale de Ramallah, une affiche donne le ton : elle rend gloire à Mohammed Deïf, commandant des brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas. Celui-là même qui a déclaré la guerre à Israël, le 7 octobre.

Les Palestiniens en ont gros sur le cœur. « On a l’impression que le monde entier est contre nous », peste Maher Haroun, rencontré au camp de réfugiés Am’ari, au sud de Ramallah.

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Maher Haroun

Les pays arabes nous ont lâchés. Les Occidentaux gobent la propagande des Israéliens. Ils nous décrivent comme des terroristes parce qu’on lutte contre l’occupation…

Maher Haroun

Son grand-père a été chassé de son village en 1948, lors de la création de l’État d’Israël, un évènement qui a poussé 760 000 Palestiniens à l’exil. Ici, on appelle cela la Nakba. La Catastrophe.

Et, de plus en plus, on craint une seconde Nakba.

« En quelques mois, j’ai perdu trois amis », déplore Maher Haroun. Trois nouveaux « martyrs », dont les portraits glorifiés ornent désormais les rues étroites du camp de réfugiés. La dernière année en a produit en masse : au moins 246 Palestiniens ont été tués dans des affrontements avec les forces israéliennes et les colons juifs disséminés à travers le territoire.

Seulement depuis le 7 octobre, au moins 51 Palestiniens ont encore gonflé les rangs des martyrs, en Cisjordanie et dans Jérusalem-Est. Mercredi dernier, des colons juifs ont abattu quatre habitants du village de Qusra, près de Hébron. Aux funérailles, le lendemain, ils en ont abattu deux autres, un père et son fils.

« C’est ça, l’atmosphère », laisse tomber avec amertume Moustafa Barghouti, médecin et politicien prodémocratie de Ramallah. « Une atmosphère dans laquelle les Palestiniens ont le sentiment que leur cause a été entièrement liquidée. »

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Une bénévole à l’école épiscopale évangélique arabe de Ramallah

L’ancien ministre palestinien n’essaie pas de dissimuler sa colère. Lui qui a toujours prôné la résistance non violente pour lutter contre l’occupation n’appuie aucunement les attaques perpétrées par le Hamas contre des civils israéliens. Tout de même, il tient à souligner que ces attaques s’inscrivent dans un contexte terriblement explosif.

Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, dit-il, « a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter la solution des deux États et empêcher la négociation d’une entente pacifique. Depuis 2014, il a bloqué toute rencontre avec tout leader palestinien. Il n’y a pas eu une seule réunion ».

Alors que le premier ministre procrastinait volontairement, les colonies juives implantées en Cisjordanie prenaient toujours plus d’expansion. L’idée du gouvernement israélien, c’était de balayer la question palestinienne sous le tapis. À force de l’ignorer, le problème disparaîtrait peut-être de lui-même…

Les attaques du 7 octobre l’ont brutalement rappelé à la réalité.

Moustafa Barghouti est convaincu que le gouvernement Nétanyahou exploite désormais la douleur légitime des Israéliens face aux attaques du Hamas pour justifier les « crimes de guerre » perpétrés à Gaza.

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Moustafa Barghouti, médecin et politicien prodémocratie de Ramallah

Les soldats israéliens ont déjà bombardé des hôpitaux, des cliniques, des écoles, des universités, des maisons. Il n’y a pas de limites à ce qu’ils font…

Moustafa Barghouti, médecin et politicien prodémocratie de Ramallah

Il faut que ça cesse, implore-t-il. Des familles entières sont massacrées. Des quartiers sont rasés. « Ils disent qu’ils se battent contre le Hamas. Ils ne se battent pas contre le Hamas ; ils attaquent les Palestiniens. » Et la communauté internationale ne fait rien. Pire, elle encourage Israël, rage le politicien.

Comme d’autres leaders occidentaux, Justin Trudeau a refusé de dénoncer le siège total imposé aux 2,1 millions d’habitants de la bande de Gaza, se bornant à répéter qu’Israël avait le droit de se défendre. « J’avais des attentes plus grandes à l’égard des gouvernements occidentaux qui parlent de démocratie et de droits de la personne », regrette le DBarghouti.

Le conflit israélo-palestinien, prévient-il, entre dans la phase la plus dangereuse de son histoire. Malgré toutes les souffrances infligées, les forces israéliennes n’éradiqueront rien à Gaza. Au contraire. Tout ce qu’elles réussiront à faire, c’est semer de nouveaux germes de haine. « Pensez-vous que les enfants qui subissent tout ça se mettront tout d’un coup à aimer Israël ? Si le Hamas disparaît, il y aura 10 autres Hamas pour le remplacer. »