On ne saura jamais quel aurait été le destin de l’Irak si Saddam Hussein était resté au pouvoir, il y a 20 ans.

L’invasion américaine et, surtout, l’occupation qui a suivi ont été un gâchis monumental. Une erreur tragique dont on n’a pas fini de mesurer les répercussions, en Irak comme dans le reste du monde.

Seulement, dans les analyses géopolitiques qu’on nous offre pour marquer les 20 ans de cette invasion, il me semble qu’on a parfois la mémoire courte. On a tendance à passer un peu vite sur le fait que Saddam Hussein répondait parfaitement à la définition du dictateur sanguinaire.

Pendant 35 ans, le tyran à la moustache a tenu l’Irak d’une poigne de fer. À la fin des années 1980, il a mené une campagne génocidaire contre sa propre minorité kurde. Dans le nord du pays, il a rasé 2000 villages. Massacré des dizaines de milliers de civils.

PHOTO CHRISTOPHE SIMON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des marines de l’armée américaine prennent position près d’un portrait de Saddam Hussein, à Bagdad, en avril 2003.

Comprenez-moi bien : je ne suis pas en train de défendre une guerre qui a provoqué tant de malheurs au fil des ans ; une guerre illégale, menée sur la base de preuves traficotées par les faucons du Pentagone.

Mais tout est une question de perspective. Le 15 mars 2003, pendant que 200 000 personnes manifestaient dans les rues de Montréal contre l’invasion imminente en Irak, j’étais entourée de Kurdes irakiens qui appelaient cette invasion de leurs vœux.

À quelques jours du déclenchement de la guerre, ils étaient terrifiés à l’idée d’être la cible de l’ultime attaque que risquait de lancer contre eux le dictateur aux abois. Mais ils étaient prêts à faire ce dernier sacrifice, au nom de la liberté.

J’ai débarqué au Kurdistan irakien environ un mois avant le début de la guerre. Autour de moi, les gens stockaient frénétiquement des gants de vaisselle, des serviettes et des bidons d’eau de Javel. Pour décontaminer la peau, au cas où.

Ils scellaient leurs fenêtres avec du ruban adhésif. Au souk, les couches étaient en rupture de stock ; faute de mieux, on en ferait des masques à gaz maison. Si jamais.

L’existence des armes de destruction massive de Saddam Hussein, les Kurdes n’y croyaient que trop. Et pour cause : ils en avaient reçu plein la gueule.

Je ne pourrai jamais oublier ma rencontre avec Aras Abid Akram, à Halabja. Son récit glaçant du 16 mars 1988, quand 5000 civils avaient péri sous la pluie de gaz chimiques déversés sur cette ville rebelle du nord-est de l’Irak.

Il m’avait raconté la cave où il s’était réfugié pour échapper aux tirs des avions de l’armée irakienne. Les sifflements et les bruits sourds, comme si les bombes n’explosaient pas. La douce odeur de pomme qui s’était répandue dans l’air. Et cette vision apocalyptique, lorsqu’il s’était risqué hors de la cave, à la tombée du jour.

Des survivants hagards, qui titubaient comme des zombies. Des corps affalés sur les trottoirs. Des amis, des voisins, des vieillards, des mères serrant leurs bébés dans leurs bras. Morts. Tous morts.

Un massacre orchestré par Saddam Hussein contre sa propre population. Jamais, depuis l’Holocauste, du gaz mortel n’avait été utilisé pour exterminer des femmes et des enfants.

Ce jour-là, Aras Abid Akram avait perdu les membres de sa famille. Tous, jusqu’au dernier. « Dès que la guerre éclatera, je fuirai dans la montagne, m’avait-il confié. Que puis-je faire d’autre ? Nous savons que Saddam nous déteste et qu’il fera tout pour nous anéantir. »

On ne saura jamais comment les choses auraient tourné pour l’Irak si les Américains ne s’en étaient pas mêlés. Saddam Hussein aurait-il pu continuer comme ça pendant encore 20 ans ? Les Irakiens auraient-ils pu trouver la force de se débarrasser de leur bourreau ?

Ce qu’on sait, c’est que l’invasion a plongé l’Irak en guerre civile, déstabilisé le Moyen-Orient et permis au groupe armé État islamique de s’emparer de larges territoires, en Irak et en Syrie.

Surtout, elle a coûté des centaines de milliers de vies.

Et pourtant, une société civile a émergé des décombres de la dictature. Malgré la corruption endémique, l’Irak a fait l’expérience du pluralisme politique, une rareté dans cette région du monde.

À travers le chaos, les Irakiens ont pu goûter aux fruits de la liberté. Des fruits terriblement amers.

Est-ce à dire que George W. Bush et Tony Blair ne valent pas mieux que Vladimir Poutine ? Qu’ils devraient, eux aussi, être inculpés pour crimes de guerre ?

Certains le croient. Ils plaident que Bush et Blair, comme Poutine, sont coupables d’avoir envahi illégalement une nation souveraine.

Il y a pourtant un monde de différence entre Volodymyr Zelensky, président désigné démocratiquement en Ukraine, et Saddam Hussein, agresseur récidiviste et collectionneur de sanctions internationales.

Encore quatre mois avant l’invasion, en novembre 2002, le Conseil de sécurité des Nations unies avait adopté une énième résolution, demandant à l’Irak de détruire ses armes de destruction massive et de se soumettre à des inspections de l’ONU.

Saddam Hussein avait refusé d’ouvrir son jeu. En réalité, il avait démantelé son programme nucléaire depuis longtemps. Il n’avait plus d’armes chimiques et biologiques.

Mais il bluffait à la face du monde, voulant faire croire qu’il conservait la capacité d’exterminer des masses de gens. Finalement, c’est ce bluff qui a causé sa perte.

Jean Chrétien a bien amusé la galerie, la semaine dernière1, en lançant sur les ondes de Radio-Canada que, sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein, George W. Bush « n’avait pas assez de preuves pour convaincre un juge de la cour municipale à Shawinigan ».

PHOTO TOM HANSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre du Canada Jean Chrétien, après avoir annoncé à la Chambre des communes que le Canada ne participerait pas à une guerre en Irak sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, le 17 mars 2003

À l’époque, pourtant, personne ne pouvait savoir avec certitude que ces armes n’existaient pas. Jean Chrétien lui-même avait proposé un compromis à l’ONU : donner à Saddam Hussein un ultimatum pour désarmer, à défaut de quoi son pays serait attaqué.

Le compromis canadien avait été rejeté d’un revers de main par Washington. Armes ou pas, les faucons étaient déterminés à foncer sur leur proie. Ils ont eu tort, sur toute la ligne.

Leur plus grande faute a été d’avoir eu la présomption de croire qu’ils seraient capables de bâtir un État stable sur les cendres d’un régime totalitaire. Le désastre qui en a résulté est une leçon douloureuse que le monde n’a pas intérêt à oublier trop vite.

1. Lisez un article de Radio-Canada