(Washington) Un mois avant que le président George W. Bush n’envoie pour la première fois des troupes américaines en Irak, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a été averti que la guerre pourrait finir par coûter des milliards de dollars aux États-Unis.

La réponse de Donald Rumsfeld au général à la retraite Jay Garner, l’Américain chargé de superviser la reconstruction de l’Irak après la guerre, constituera un moment d’orgueil démesuré dans une mésaventure de politique étrangère qui en est tragiquement truffée.

« Mon ami, se souvient Jay Garner, si vous pensez que nous allons dépenser un milliard de dollars de notre argent là-bas, vous vous trompez lourdement. »

Aujourd’hui, 20 ans après que le président a ordonné les frappes aériennes qui se sont abattues sur Bagdad dans la nuit du 20 mars 2003, la guerre est largement perçue dans les centres de pouvoir de Washington comme une leçon abjecte de politique ratée, une leçon profondément assimilée, à défaut d’avoir été bien apprise.

Les États-Unis ont dépensé environ 2000 milliards de dollars américains en Irak au cours des 20 dernières années, un montant qui ne reflète qu’imparfaitement le tribut payé par les deux pays. Selon le projet « Costs of War » de l’Université Brown, environ 8500 militaires et sous-traitants américains y ont perdu la vie, et pas moins de 300 000 autres sont rentrés chez eux en souffrant de troubles de stress post-traumatique.

L’Irak a perdu près d’un demi-million de civils au cours de la guerre et des huit années d’occupation américaine qui ont suivi et dont Donald Rumsfeld avait juré qu’elles ne se produiraient jamais.

Les retombées de ces échecs ont façonné une génération d’hommes politiques et de décideurs. La guerre a profondément entaché la réputation des agences de renseignement et a renforcé le scepticisme à l’égard des chefs militaires. Elle a donné du pouvoir à des hommes politiques désireux d’exploiter ce scepticisme – de Nancy Pelosi, qui a été élue pour la première fois présidente de la Chambre des représentants lors d’une vague de sentiments antiguerre en 2007, à Donald Trump, qui, en 2015, a dénoncé cette guerre comme « un énorme préjudice pour l’humanité » et a critiqué les architectes républicains qui l’ont menée.

PHOTO STEPHEN CROWLEY, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

L’ancien président américain George W. Bush, entouré du secrétaire de la défense Donald Rumsfeld, du secrétaire d’État Colin Powell, du vice-président Dick Cheney, notamment, en 2001, au lendemain des attaques du 11-Septembre.

Mais le plus grand héritage de la guerre d’Irak est le désir de ne plus jamais la refaire, ni là-bas ni ailleurs. Deux décennies plus tard, l’aversion pour les interventions à l’étranger ne cesse de croître, non seulement chez les démocrates, mais aussi chez les républicains.

« L’année dernière, nous avons voté sur l’aide humanitaire à l’Ukraine », a déclaré Fred Upton, un républicain du Michigan qui a pris sa retraite il y a deux mois après avoir siégé 36 ans à la Chambre des représentants. « Nous avons toujours eu un élément d’isolationnisme dans mon parti. Mais lors de ce vote, 57 républicains ont dit non à l’aide humanitaire : 57 républicains disent non à l’aide humanitaire ? Oh, mon Dieu ! »

« Rejet de la culture de Washington »

L’isolationnisme est désormais la position des deux principaux candidats à l’investiture républicaine, M. Trump et le gouverneur de Floride, Ron DeSantis, qui n’a pas encore annoncé sa campagne, mais a déclaré la semaine dernière que « si les États-Unis ont de nombreux intérêts nationaux vitaux », un « différend territorial entre l’Ukraine et la Russie n’en fait pas partie ».

Lors de sa campagne présidentielle de 2016, M. Trump a pu évoquer l’équipe de guerre très expérimentée de M. Bush – notamment M. Rumsfeld, le vice-président Dick Cheney, le secrétaire d’État Colin Powell et Condoleezza Rice, la conseillère à la sécurité nationale – et s’est interrogé de manière crédible sur les avantages que toute cette expertise avait apportés aux États-Unis.

« Je pense que la méfiance et le rejet de la culture de Washington après l’Irak ont permis à des personnes extérieures de faire valoir leur point de vue », a déclaré le lieutenant-général à la retraite Gregory S. Newbold.

PHOTO MIKE BELLEME, THE NEW YORK TIMES

Gregory S. Newbold, lieutenant-général à la retraite

Trump était la quintessence de l’outsider. Non seulement Trump n’avait pas d’expérience, mais il rejetait l’expérience comme n’étant pas pertinente.

Gregory S. Newbold, lieutenant-général à la retraite

M. Newbold, qui était directeur des opérations de l’état-major interarmées pendant la préparation de la guerre, était à l’époque une rare voix discordante. Il a soutenu en vain que le régime irakien avait été fortement affaibli par les sanctions et qu’il ne représentait pas une menace pour les États-Unis.

Selon M. Newbold, 20 ans plus tard, l’investissement dans la guerre s’est fait au détriment de la préparation militaire actuelle de l’Amérique. « En dépensant tout cet argent pour les opérations de guerre, il nous reste moins d’argent à consacrer aux technologies futures », a-t-il déclaré. « Si l’on considère les capacités de l’armée chinoise en matière de missiles hypersoniques et la taille de ses forces, on constate que le nombre de navires de la marine, d’escadrons de l’armée de l’air et de brigades de l’armée de terre a diminué. On ne peut s’empêcher de penser que nous ne sommes pas aussi capables qu’en 2003. »

Pourtant, pour un évènement majeur que Martin Indyk, secrétaire d’État adjoint et ambassadeur des États-Unis en Israël sous l’administration Clinton, décrit comme « un désastre complet à tous les niveaux », la guerre d’Irak n’a guère suscité de discussions approfondies parmi les membres du Congrès, qui sont habilités à décider d’autoriser ou non l’utilisation de la force militaire.

« Je pense que l’Irak a été oublié dès que nous nous sommes retirés », a déclaré Peter Meijer, qui a été déployé là-bas en 2010 en tant qu’officier de réserve de l’armée et qui a ensuite siégé au Congrès pendant un seul mandat. M. Meijer a déclaré qu’il avait rarement l’occasion de discuter des leçons tirées de l’expérience avec ses collègues, dont certains avaient voté en faveur de l’autorisation de la guerre en 2002.

Je suis devenu sceptique quant à la capacité du Congrès à fonctionner d’une manière qui ne soit pas réactive.

Peter Meijer, ancien militaire et membre du Congrès

Renseignements obsolètes

Aucune institution américaine n’a peut-être autant souffert des échecs de la guerre en Irak que les agences de renseignement, notamment la CIA, qui a fourni des munitions à l’administration Bush pour justifier la guerre, à savoir que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive.

Comme les inspecteurs en désarmement qui parcouraient l’Irak l’ont découvert dans les mois qui ont précédé l’invasion, ces évaluations étaient fondées sur des spéculations et des renseignements obsolètes. Les auteurs de ces évaluations ont clairement indiqué à leurs supérieurs à la CIA que leurs informations étaient loin d’être concluantes, mais ces distinctions ont rarement été communiquées aux responsables de l’administration Bush qui avaient clairement exprimé leur détermination à renverser Saddam.

« Ce que j’ai trouvé frustrant après avoir découvert que l’Irak n’avait pas d’armes de destruction massive, c’est que l’agence imputait toutes ses erreurs aux analystes », a déclaré Jane Green, à l’époque chef du groupe Irak de la CIA, qui évaluait les activités politiques, militaires et économiques du pays.

PHOTO JACOB M. LANGSTON, THE NEW YORK TIMES

Jane Green, ancienne chef du groupe Irak de la CIA

Ce ne sont pas les analystes qui ont fait pression pour aider l’administration à trouver les raisons de sa décision politique d’entrer en guerre.

Jane Green, ancienne chef du groupe Irak de la CIA

Après que la CIA eut déterminé, en 2004, que l’Irak ne disposait ni de stocks d’armes illicites ni d’un programme d’armement actif – des faits que de nombreux responsables de l’administration, y compris M. Bush, ont mis des années à accepter –, l’agence a adopté des mesures plus sophistiquées pour les situations où les preuves tangibles manquaient. Mais, selon Mme Green, « les techniques d’analyse avancées n’ont pas d’importance lorsque les décideurs politiques sont déterminés à éliminer toute nuance et à exiger un jugement bref, clair et sans appel, par oui ou par non ».

Recrutement record

Le service militaire est peut-être la mesure la plus poignante de l’impact de la guerre sur l’Amérique. Après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, le recrutement de l’armée américaine a atteint un niveau inégalé depuis l’attaque de Pearl Harbor, coïncidant avec le sentiment d’unité nationale qui a envahi le pays.

En fin de compte, 1,5 million d’Américains ont servi en Irak. Les pertes et les désillusions liées à cette expérience de guerre ont été suivies d’une baisse constante du recrutement. L’année dernière, les chiffres ont été inférieurs de 25 % à l’objectif de l’armée.

Jay Garner, qui a dirigé la construction de l’après-guerre en Irak de mars à mai 2003, alors que l’ordre civil s’effondrait et que la violence s’intensifiait, a rappelé les premiers plans de Donald Rumsfeld lors d’une interview accordée la semaine dernière. « Il pensait que nous allions libérer l’Irak et ensuite nous en aller », a-t-il déclaré à propos de Donald Rumsfeld, disparu en 2021.

L’évaluation de l’Irak par Jay Garner lui-même est, avec le recul, brutale.

« Nous avons renversé Saddam et livré le pays à l’Iran », a-t-il déclaré, déplorant la façon dont le voisin de l’Irak exerce aujourd’hui son influence. « Tout cela a été un désastre. Il fallait être aveugle pour ne pas au moins soupçonner que cela se produirait. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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