Beaucoup de commentateurs ont démonisé Catherine Dorion quand elle a sorti Les têtes brûlées, l’automne dernier, sans même avoir lu cet essai. J’ai dévoré ce livre. J’estime qu’au-delà des allégeances, quiconque s’intéresse à la politique, aux médias, ou au mieux-vivre, tout simplement, devrait le lire.

J’en ai terminé la lecture à peine deux jours avant l’annonce de la démission d’Émilise Lessard-Therrien comme porte-parole féminine de Québec solidaire. À la lumière de ses critiques s’ajoutant aux allégations de Catherine Dorion, aux sorties de militants dénonçant l’establishment de Québec solidaire, aux démissions à la permanence du parti, j’espère que des journalistes sont à pied d’œuvre pour éclairer davantage les coulisses de ce théâtre.

Sans connaître les détails des affaires internes de Québec solidaire, je me permets ici quelques observations portant sur les idées exprimées publiquement.

Parmi ses nombreuses déclarations, Gabriel Nadeau-Dubois a souligné le 3 mai, sur les réseaux sociaux, l’obligation à laquelle il désire astreindre Québec solidaire : « Nous sommes un parti de gauche et nous voulons changer les choses au Québec, les changer en profondeur. C’est notre raison d’être. Pour y arriver, il faut être un gouvernement. Je suis fier du travail qu’on fait dans l’opposition, mais j’aime trop mon parti pour qu’il reste dans les gradins. »

« Il faut » ?

Il ajoute qu’une « gauche pragmatique dresse la liste des urgences, dresse la liste de ses politiques, et fait un vrai travail de priorisation ».

« Les urgences » ?

Au risque de recevoir des tomates, je dirais que Gabriel Nadeau-Dubois se fourvoie lorsqu’il se dit pragmatique, concevant le changement en profondeur uniquement par l’accession au gouvernement. Il trahit plutôt le fait que son barème de réussite est limité dans le temps et dans sa portée, en contradiction avec les fondements de son parti.

Telle que je lis la Déclaration de principes de Québec solidaire de 2006, l’essence du parti réside dans la reconnaissance de « l’interdépendance des humains entre eux et avec la nature ». Une telle posture présuppose de contempler un horizon de temps qui s’étend, si ce n’est pas pour l’éternité, sur de multiples générations. Le principe même d’interdépendance sous-tend aussi l’idée que chaque changement est fractal, ce qui signifie qu’un seul geste, aussi minuscule soit-il, peut contribuer à provoquer une révolution. Enfin, il remet en question la pensée anthropocentrique, la prétention selon laquelle l’humain serait maître de tout progrès.

Par la nature même de l’interdépendance, le pouvoir se situe au sein des conseils des ministres, oui, mais ailleurs, aussi.

Le carré de sable de Québec solidaire ne se limite donc pas à l’institution qu’est le gouvernement, mais est beaucoup plus vaste. Son impact peut se faire ressentir au-delà des décisions gouvernementales, plus loin dans le temps, surtout en regard de convictions qui, parfois, ne sont pas mûres pour l’Assemblée nationale.

Par ailleurs, je n’ai rien contre la priorisation, mais selon quelle échelle ? Des circonscriptions gagnables en 2026 ou au prochain siècle ? Et l’intention de former un gouvernement est noble. Je crois toutefois qu’elle crée des distorsions si elle devient une obligation contraignante, une boussole impatiente qui conditionne dans l’urgence tous les efforts de Québec solidaire. Par cette contrainte, le parti se met en proie à des impératifs électoralistes à échéances courtes susceptibles de contredire sa raison d’être. En cherchant à gagner à tout prix, il prend le risque de perdre l’essentiel.

Cela dit, Gabriel Nadeau-Dubois ne devrait pas porter seul tous les fardeaux de Québec solidaire. À mes débuts dans le milieu communautaire, j’ai vite appris que le syndrome du fondateur est un fléau qui mine la gouvernance. Certes, Gabriel Nadeau-Dubois n’est pas fondateur de Québec solidaire. Mais les leçons à tirer de ce syndrome restent pertinentes.

Nombre d’organisations sont affaiblies par l’incapacité des fondateurs à accepter, tôt ou tard, une saine distance vis-à-vis les choix organisationnels. Résultat, l’organisation stagne, prise en otage par les humeurs changeantes du fondateur. Face à un tel problème, il est courant que celui-ci soit montré du doigt comme le bouc émissaire des dysfonctions.

Pourtant, la littérature est claire : le syndrome du fondateur est aussi la conséquence d’une faible dynamique collective. Sans nier la responsabilité individuelle des fondateurs ou des autres leaders, quelle responsabilité appartient aussi au collectif ?

La question me semble particulièrement complexe au sein des organisations qui tentent des modes de gouvernance non conventionnels. Favoriser la performance au sein d’une organisation est déjà une aventure extrêmement difficile. La gouvernance moderne a négligé cette complexité grâce à des organigrammes pyramidaux et des pratiques qui favorisent un certain type d’efficacité, en occultant des pans complets de la vie organisationnelle. Les organisations conventionnelles qui adoptent de telles structures et méthodes finissent souvent par étouffer le dynamisme. Dans la foulée, les problèmes inhérents aux rapports humains s’en trouvent aggravés.

En contrepartie, j’ai pu constater au fil des années que les organisations qui tentent d’adopter une gouvernance innovante ouvrent à tout coup une boîte de Pandore. J’ai moi-même déjà fait la promotion de ce qu’on appelle l’horizontalité, l’absence de hiérarchies, alors qu’à mon avis, les hiérarchies sont des phénomènes naturels qu’il faut plutôt honorer de façon saine. À elle seule, la confusion sur la présence ou l’absence de hiérarchie au sein d’un groupe peut être une source de souffrances et de déchirements majeurs. Qui décide et au nom de quoi ?

C’est sans compter les autres tensions inévitables, comme celles entre centralisation et décentralisation, par exemple. Si ces quelques mots donnent mal à la tête, imaginez le casse-tête quand ces dynamiques deviennent l’objet de débats au sein d’une organisation, ne serait-ce que de quelques dizaines de personnes. Des gens peuvent en souffrir. Au sein d’un parti politique au complet… bonne chance !

J’ignore ce qu’il adviendra de Québec solidaire, et je compatis avec toutes les personnes de cette formation qui ont eu le courage d’explorer des méthodes politiques hors norme. Cela dit, Gabriel Nadeau-Dubois semble être le principal porteur d’une conception de la réussite limitée à un gouvernement solidaire. Pour une telle transgression des principes du parti, il devrait être le premier à blâmer.

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