Imaginez que vous travaillez dans un centre d’appels. Du jour au lendemain, votre gestionnaire vous convoque. Il souhaite « discuter d’un plan d’amélioration » de votre performance.

C’est que votre entreprise utilise désormais l’intelligence artificielle pour évaluer la productivité. Ça comprend des algorithmes de reconnaissance vocale pour analyser vos interactions avec les clients. Et selon ces algorithmes, vous avez une « tonalité peu empathique ».

Cet exemple digne d’un épisode de la série télé britannique Black Mirror est tiré d’un document publié en décembre dernier par l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA).

J’ai assisté il y a quelques semaines au lancement de ce guide sur la gestion algorithmique « pour les acteurs du monde du travail », auquel participaient des représentants du monde syndical et des chercheurs de l’OBVIA et de HEC Montréal.

Un guide sur quoi ?

« La gestion algorithmique, c’est quand les décisions de gestion, en tout ou en partie, sont exécutées par une machine, par un algorithme », explique Vincent Pasquier, professeur au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal.

Je précise ici qu’on parle souvent de décisions fondamentales. De celles « qui consistent à dire ce que les personnes doivent faire, quand elles doivent le faire, comment elles doivent le faire, mais aussi sanctionner ou récompenser les travailleurs s’ils ont bien ou mal travaillé », résume l’expert.

J’ai invité Vincent Pasquier et le président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), Éric Gingras, à échanger avec moi sur ce qui s’annonce comme un bouleversement majeur du monde du travail. Ils avaient tous les deux effectué des présentations à ce sujet lors du lancement du guide de l’OBVIA.

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Éric Gingras, président de la Centrale des syndicats du Québec, et Vincent Pasquier, professeur au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal

Ils font partie de ceux qui réfléchissent aux meilleures façons d’éviter les dérapages en implantant l’intelligence artificielle dans le monde du travail.

« La grande nouveauté, c’est la sophistication de la technologie derrière les décisions de gestion. Ce sont des outils de plus en plus puissants, qui utilisent de plus en plus de données et qui prennent des décisions de plus en plus fines », souligne Vincent Pasquier.

On parle beaucoup du potentiel destructeur de l’intelligence artificielle pour le marché de l’emploi. Hélas, à mon avis, on ne s’attarde pas encore assez à l’impact de l’intelligence artificielle sur la qualité du travail. Y compris au potentiel de déshumanisation des algorithmes.

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Éric Gingras, président de la Centrale des syndicats du Québec

Notre prétention, c’est de dire que l’intelligence artificielle pourrait aider les conditions de travail, mais aussi l’entreprise, en se basant sur ce que les employés auraient à dire et non pas en les surveillant.

Éric Gingras, président de la Centrale des syndicats du Québec

Des employés de centres d’appels surveillés par l’intelligence artificielle, ce n’est pas de la science-fiction. Il existe déjà des logiciels, dont celui de l’entreprise Cogito, qui évaluent à la fois la voix des employés et leur productivité.

Le New York Times avait parlé de ce phénomène il y a quelques années déjà en suggérant qu’un robot ne va peut-être pas voler votre emploi, mais pourrait bien « devenir votre patron »⁠1.

« La capacité de surveillance et, donc, de contrôle des employés a un potentiel économique majeur, souligne Vincent Pasquier. Par contre, pour les travailleuses et les travailleurs que nous sommes, c’est un avenir qui semble très, très peu désirable. »

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Vincent Pasquier, professeur au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal

Les études sont assez claires sur le fait que la surveillance brise le lien de confiance, le sentiment d’autonomie, la satisfaction au travail, etc.

Vincent Pasquier, professeur au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal

Le président de la CSQ signale quant à lui que les changements provoqués par l’intelligence artificielle vont forcer bon nombre d’employés à devenir « hyper spécialisés ». Et que ceux qui n’y parviendront pas vont en payer le prix.

Il y aura ainsi davantage « d’emplois spécialisés où on va faire de l’analyse de ce que l’intelligence artificielle nous donnera, explique-t-il. Mais il y en a qui ne seront pas capables de faire ça. » Résultat : on va leur confier des tâches moins importantes.

Il y aura effectivement de nombreux cas où « ton travail va être déqualifié », renchérit Vincent Pasquier.

« C’est un phénomène qu’on appelle la polarisation de l’emploi. Ce n’est pas né avec l’IA, mais c’est une tendance qui va être renforcée par l’IA. Les chiffres sont assez clairs à l’échelle canadienne : la classe moyenne s’atrophie au profit, d’une part, du développement de métiers plus qualifiés, mieux rémunérés, plus intéressants et, d’autre part, de métiers moins qualifiés, moins rémunérés, moins intéressants. »

Que proposent Vincent Pasquier et Éric Gingras pour que les algorithmes soient utilisés afin d’améliorer le sort des travailleurs et non le contraire ?

Il faudrait commencer par « faire de l’intelligence artificielle et de la gestion algorithmique un sujet de relations de travail », recommande le professeur.

« Au Québec, on a cette capacité à travailler sur le dialogue social, ajoute le syndicaliste. Dans bien des cas, on est capables de s’asseoir avec les patrons et de dire : comment est-ce qu’on est capables de construire quelque chose ? »

Et nos élus, ça vaut le coup de le répéter, ont aussi un rôle à jouer. « Comment les lois du travail vont-elles encadrer tout ça ? », se demande Éric Gingras.

N’attendons pas, pour agir, que des entreprises d’ici se mettent à congédier des employés à la suite de décisions prises par l’intelligence artificielle !

1. Lisez l’article du New York Times  Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

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