En retranchant les contenus journalistiques de ses plateformes, Meta se tire dans le pied

Un Facebook dénué d’information deviendra un désert dans lequel Spotted risque d’être une des seules oasis où on pourra s’abreuver en nouvelles de notre coin de pays.

C’est l’un des constats d’une analyse de plus de huit millions de publications Facebook couvrant les années 2021, 2022 et les cinq premiers mois de 20231. Elle est basée sur des contenus recueillis à l’aide de CrowdTangle, un outil de Meta permettant notamment d’accéder en vrac à des publications sur des réseaux sociaux.

Cet échantillon regroupe des publications en français de plus de 25 000 pages Facebook administrées par des utilisateurs situés au Canada. Dans ce groupe, j’ai pu identifier un peu moins de 300 pages gérées par des médias d’information (La Presse en fait partie, bien sûr, mais également des médias de toutes les régions du Québec, dont les nombreuses pages régionales de Radio-Canada et de TVA Nouvelles).

En dépit de leur petit nombre, les pages médiatiques ont publié 12,5 % du contenu de mon échantillon. C’est dire à quel point les médias sont accros à Facebook. L’heure est peut-être au sevrage ?

Mais il faut aussi savoir qu’elles ont été responsables de 10 % des interactions (partages, commentaires, likes, etc.) enregistrées sur ces contenus. C’est dire, aussi, combien les médias francophones sont un bon business pour Meta. En effet, l’attention générée par les contenus qui circulent sur ses plateformes sont le pain et le beurre de la multinationale… qui voudrait aussi garder pour elle l’argent du beurre.

En passant, je sais que les interactions ne mesurent pas la portée des contenus, dans Facebook, mais elles sont la seule donnée publiquement accessible aux chercheurs pour avoir une idée de ce qui se passe sur cette plateforme. Obliger les GAFAM à ouvrir leurs données aux chercheurs, en les contraignant au respect de la confidentialité des utilisateurs, serait une autre formidable idée de projet de loi pour les parlementaires canadiens. Fin de la parenthèse.

Retrancher l’information de Facebook, donc, ne ferait pas qu’y diminuer la quantité de contenu, cela en réduirait également la qualité.

Si on examine les quelque sept millions de publications Facebook qui restent dans mon échantillon quand on zappe celles des médias, on se rend compte que trois grandes catégories émergent.

Il y a d’abord les pièges à clics. Des pages comme « QC Lifestyle », « Veux-tu rire ? » ou les 72 pages de repiquage de contenu appartenant à la maison de production Attraction, comme « Ayoye » ou « TROP CUTE », sont parmi celles qui surnagent. Et c’est sans compter la centaine de pages « Spotted » que j’ai évoquées plus haut. Ces pages jouent le rôle d’un babillard communautaire pour retrouver un chat perdu ou demander des conseils sur le meilleur restaurant de la ville. Mais des pages Spotted universitaires ont été rachetées, en 2022, par un réseau de producteurs de contenus viraux, H & L Média, nous apprenait Le Devoir en mai.

On pourrait aussi ranger dans cette catégorie toutes les pages axées sur le divertissement (vedettes, animaux domestiques, recettes, déco, etc.), ainsi que celles, dégoulinantes de bons sentiments, qui diffusent des images de fleurs ou de peluches avec, en texte surimposé, des lieux communs affligeants que les boomers adorent partager.

Deuxième catégorie : les personnalités politiques. Sans information, elles ont le champ libre pour rejoindre les électeurs sans entrave. Les pages de Justin Trudeau, de François Legault, d’Éric Duhaime, de Pierre Poilievre et de Gabriel Nadeau-Dubois sont parmi celles qui ont enregistré le plus d’engagement dans Facebook au cours de la période étudiée. Ensemble, elles ont généré près de 33 millions d’interactions. L’annonce de la séparation de Justin Trudeau sur Instagram seulement est d’ailleurs un formidable manque de jugement dans le contexte actuel de la lutte qui oppose son gouvernement aux GAFAM.

Troisième type de contenu, qui est le plus étonnant : les chrétiens évangéliques. Des pages comme celles du réseau EMCI TV, en Montérégie, ou de la Radio Emmanuel, dans l’arrondissement de Saint-Laurent, cartonnent sur Facebook. On y trouve même encore la page du soi-disant révérend Paul Mukendi, reconnu coupable d’agressions sexuelles en 2019 et condamné à huit ans de prison, mais en fuite en République démocratique du Congo. Depuis 2021, il a maintenu un rythme d’une dizaine de publications par semaine sur sa page Facebook qui compte encore un administrateur au Canada. Chacune de ces publications a généré en moyenne près de 2400 interactions. À titre de comparaison, les pages médiatiques ne suscitent en général que 160 interactions par publication.

La désinformation, on en trouve, mais pas suffisamment pour la constituer en catégorie à part entière. Des pages comme celles de Québec FIER, de la Fondation pour la défense des droits et libertés du peuple ou de son fondateur, Stéphane Blais, font bien partie de celles qui demeurent quand on élimine l’info. La désinformation au Québec n’atteint cependant pas les niveaux qu’on observe aux États-Unis et, par ailleurs, les complotistes sévissent désormais sur d’autres plateformes que Facebook. Le retrait des médias sera-t-il interprété comme une invitation à y retourner, un peu comme on l’observe sur X (feu Twitter) ?

Enfin, quand on examine le texte des publications non médiatiques, on se rend compte que des termes comme « produits », « boutique », « cadeau », « gratuit » s’y retrouvent en plus grand nombre que sur les pages médiatiques. C’est ainsi qu’on voit apparaître, dans le paysage désertique du Facebook dénué de journalisme, la silhouette d’un triste marché aux puces.

Sans information, les échanges qu’on aura avec nos « amis » sur les plateformes de Meta auront donc toutes les chances de s’appauvrir, ce qui pourrait pousser des abonnés canadiens à s’en détourner.

Rappelons que ces abonnés ont permis à Meta d’engranger près de 1,9 milliard de dollars canadiens au cours des six premiers mois de l’année 2023. C’est le chiffre d’affaires canadien de l’entreprise selon ses plus récents rapports financiers. Il faudra suivre l’évolution de ce chiffre d’affaires au cours des prochaines années pour voir s’il diminue. Si c’est le cas, ces pertes correspondront peut-être aux sommes que Meta s’obstine à refuser de partager avec les médias d’information.

1. La méthodologie de cette analyse ressemble à celle que j’ai utilisée pour un article publié dans la revue universitaire First Monday en 2022. L’article, en anglais, était intitulé « Kittens and Jesus : What would remain in a newsless Facebook ? » Il analysait les contenus en français se trouvant en 2020 dans les pages Facebook administrées dans quatre pays de la Francophonie (Belgique, Canada, France, Suisse).

Lisez l’article « Kittens and Jesus : What would remain in a newsless Facebook ? » (en anglais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion