Ces dernières années, le livre est devenu aux États-Unis un véritable champ de bataille entre la gauche et la droite. Au cœur des guerres culturelles, il est désormais la cible de groupes de pression et d’élus politiques.

Au Texas et en Floride, une véritable censure d’État⁠1 s’exerce à l’encontre des bibliothécaires et des enseignants. Les œuvres incriminées ont souvent trait aux questions de race et de genre. Entre 2021 et 2022, l’association PEN America recensait déjà 2532 interdictions de livres ayant affecté 138 districts scolaires répartis sur 32 États. Toni Morrison comme John Steinbeck étaient visés, sans oublier To Kill a Mocking Bird d’Harper Lee ou le roman graphique MAUS d’Art Spiegelman.

Dans ces luttes, la gauche n’est pas en reste, mais les rapports de force ne lui sont pas aussi favorables. L’offensive à laquelle on assiste est d’inspiration principalement conservatrice, et traduit bien la volonté de contrôler le discours dans l’espace public à travers la diffusion et la transmission des idées.

On s’est beaucoup moins intéressé à ce phénomène du côté canadien, à l’exception de quelques cas spectaculaires : la controverse récente qui a entouré, au Québec, l’heure du conte avec Barbada et les performances publiques de drag queens dans les bibliothèques ; l’autodafé commis en 2019 dans certaines écoles de l’Ontario, la destruction de bande dessinée et d’écrits de jeunes francophones accusés de nuire à l’image des Premières Nations.

Pourtant, les rapports annuels de l’Enquête sur les contestations sur la liberté intellectuelle⁠2 publiés par la Fédération canadienne des associations de bibliothèques permettent de donner un aperçu plus fiable des tensions identitaires qui traversent actuellement les milieux culturels, bien que celles-ci soient sans commune mesure avec ce qui se passe aux États-Unis.

Le dernier rapport disponible au complet dénombre 73 incidents pour l’année 2021, un niveau régulièrement atteint au cours de la décennie précédente. On s’en doute, les requêtes des usagers ne se limitent pas à la relocalisation d’ouvrages mal placés sur les rayons des bibliothèques. En raison des impropriétés morales ou idéologiques qu’ils y repèrent, certains lecteurs vont jusqu’à exiger le retrait des documents. Par exemple, Gender Queer de Maia Kobabe a été attaqué à cause de contenus sexuels explicites et de ses orientations LGBTQ. Qualifié de « transphobe », jugé « dangereux » et « néfaste », Irreversible Damage d’Abigail Shrier a même déclenché des cabales sur les réseaux sociaux.

Il est tentant d’interpréter les demandes de retrait comme une énième variante de la culture du bannissement. Elles ne sont pas toutes mises à exécution cependant. Le livre de Shrier est resté disponible dans les bibliothèques publiques de Colombie-Britannique ou de Nouvelle-Écosse où il avait été contesté.

Il est peut-être plus intéressant de voir quels arguments soutiennent ces plaintes. Car en plus des enjeux liés à la sexualité et au genre, c’est l’expression du racisme qui est dénoncée par les lecteurs. Les œuvres mises en cause le sont alors pour leur représentation « inexacte » de tels groupe ou telle communauté, ce qui suppose qu’il existerait une représentation idéale ou vraie au nom de laquelle il serait possible de corriger la manière de dire ou de penser de l’auteur d’un livre.

Et c’est bien parce qu’il ne peut le faire que l’usager de la bibliothèque considère le retrait comme la meilleure des options, celle qui limiterait l’influence négative d’une œuvre au sein de la société.

En effet, Irreversible Damage a été contesté en ce qu’il « favorise la haine » à l’égard des minorités sexuelles. Bien sûr, il est difficile de démêler ici ce qui relève de la haine au sens étroit de ce qui relève de la simple offense, un amalgame couramment répandu. Mais le retrait d’un ouvrage peut être à l’inverse justifié par les bibliothèques au nom de « collections plus sécuritaires ». On reconnaît là l’utopie du safe space, le désir de pouvoir protéger l’esprit des idées les plus dérangeantes comme on parvient à assurer l’intégrité physique des individus dans une salle de lecture.

Fait plus troublant, dans l’inventaire des incidents, les articles (peu nombreux) qui ont été retirés, notamment de certaines bibliothèques ontariennes, sont tous des titres francophones : Chat-peau d’cow-boy de Dunand-Pallaz, Fils unique et fier de l’être de Céline Laurens, La corne de rhinocéros de Franquin, etc. Ces ouvrages destinés pour la plupart à un jeune public sont condamnés entre autres parce qu’ils mettent en scène des personnages blancs portant des habits autochtones.

Le motif invoqué dans ce cas par les plaignants est celui bien connu de l’appropriation culturelle. On ne surprendra personne en rappelant que ce concept a été fortement promu dans l’univers du design et de la mode par la juriste américaine Susan Scafidi et son livre Who Owns Culture ? Il importe surtout de souligner qu’il tend par définition à assimiler l’identité à une propriété, catégorie s’il en est de l’idéologie capitaliste, et ne constitue pas pour cette raison l’outil le plus adéquat pour penser les rapports de pouvoir entre les cultures.

Car ce sont bien en dernier lieu les rapports entre les cultures qui sont au centre du livre et suscitent autant de passions contraires, celles qui traversent plus largement les démocraties.

1. Lisez « Le nombre de livres censurés augmente » 2. Consultez l’enquête de la Fédération canadienne des associations de bibliothèques Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion