J’ai été profondément troublé par l’histoire racontée le 1er février par Ariane Krol⁠1 de ce jeune homme de 26 ans (surnommé Jacques) s’étant donné la mort après avoir joué sur un site de jeu en ligne. Car ce jeune homme aurait pu être moi à l’époque où j’étais dévoré par ce démon pernicieux qu’on appelle le jeu compulsif.

Le jeu est apparu dans ma vie de façon très insidieuse comme il le fait à peu près toujours et souvent à un âge tendre. J’étais tout jeune, 17 ans seulement, et j’accompagnais mon père en voyage à Porto Rico où presque chaque hôtel avait à l’époque son petit casino. Nous étions alors à la fin des années 70. Ce soir-là, parti en solitaire faire une petite promenade autour de notre hôtel, j’ai succombé à l’attrait des tables de jeu. À coup de mises chanceuses d’à peine un dollar au black jack, j’ai quitté le casino avec près de 100 fois cette somme dans mes poches. Je ne le savais pas encore, mais je venais de connaître mon premier rush. Mais surtout, le casino était devenu pour moi un théâtre magique, le lieu de tous les possibles.

Dans les années qui ont suivi, l’envie de jouer s’est intensifiée. Je guettais ces casinos itinérants organisés par des OBNL, les seuls autorisés à tenir ce genre d’évènements à l’époque. Je gagnais, je perdais, mais il en restait toujours le substrat magique du jeu, l’intense fébrilité. L’une des aventures les plus remarquables et symptomatiques de ma « carrière » de joueur fut un voyage aller-retour à Atlantic City où j’étais convaincu de faire fortune, ayant découvert une martingale parfaite pour gagner au black jack. Tu parles…

Ma martingale a si bien fonctionné que j’ai passé environ une heure à la table de jeu avant de me faire plumer. Le lendemain, j’étais de retour à Montréal. Fauché.

Malgré cette déconvenue, la soif de jouer demeurait en moi et j’ai continué à fréquenter les casinos itinérants. Puis survint LE grand jour : la naissance du Casino de Montréal, en 1993. Maintenant, j’avais la possibilité de satisfaire pleinement cette soif inextinguible de jeu. J’y allais souvent, pouvant gagner des centaines, voire parfois des milliers de dollars en un soir avant de les reperdre le lendemain.

L’envie de se refaire

Tous les joueurs vous diront la même chose au sujet de leur dépendance. Elle culmine quand vous y pensez du matin au soir et que les pertes sont irrémédiablement suivies de l’envie de se refaire. Après l’une de ces journées de grande malchance (elles deviennent inexorablement de plus en plus nombreuses), où j’avais fait de multiples allers-retours entre mon appartement et le casino, j’ai réalisé que j’avais mis le doigt dans un engrenage infernal.

C’est peu après cette expérience que j’ai pris une des meilleures décisions de ma vie : je me suis autoexclu du Casino, ce qui, en bref, équivalait à se dénoncer comme persona non grata du casino pour cause de totale dépendance au jeu. Je l’ai fait au bon moment, avant de devenir une âme perdue du casino. Ces âmes perdues, vous en avez probablement déjà entendu parler. Elles s’accrochent à leur table de jeu ou à leur machine à sous comme à une bouée, convaincues que le gros lot les attend ou tout simplement parce qu’il ne reste plus rien d’autre à faire dans une vie ayant perdu tout son sens. Elles ne quitteraient leur machine pour rien au monde, ni pour manger ni pour aller aux toilettes. Comme si elles y étaient enchaînées.

Au moment où j’écris ces lignes, il y a plusieurs décennies que j’ai cessé de jouer et je m’en suis sorti sans trop de séquelles.

J’ai fait ce que les spécialistes conseillent à toutes les victimes de dépendance : je me suis éloigné de la source du problème qui, à cette époque, était pour moi le casino.

La guérison est toutefois souvent plus compliquée : elle requiert des psys, des groupes de soutien ; il faut souvent faire une croix sur des gens, ses amis de jeu ou de beuveries et parfois même sur son propre quartier, quand il est par exemple infesté de bars remplis de machines à sous.

De toute évidence, le Jacques du récit d’Ariane Krol aura eu moins de chance que moi. Il n’aura fait connaissance avec le jeu que brièvement, l’espace d’un seul rush. Un rush titanesque de 100 000 beaux dollars qui ne lui ont jamais été versés. Un rush qui fut pour lui fatal. Comme celui qui meurt de sa première dose d’héroïne. Toutefois, le parcours classique du joueur compulsif est assez différent de celui de Jacques. Le jeu tel que le pratiquent les joueurs compulsifs ressemble à la peau de chagrin de Balzac. Plus tu l’utilises, moins elle est efficace. Plus tu joues, moins tu gagnes. Avec le jeu, la première dose est rarement mortelle, mais elle annonce souvent un long combat.

Peu de gens autour de moi m’ont connu joueur compulsif, même à l’époque où je perdais mon temps et mon argent dans les casinos. Ceux qui souffrent de dépendance sont souvent passés maîtres dans l’art de camoufler leur esclavage. Je l’étais. S’il est toujours possible de nos jours de cacher sa dépendance aux autres, du moins pour un temps, il semble qu’il soit toutefois aujourd’hui plus difficile de se cacher du jeu. Les ordinateurs, les portables, les tablettes traquent les joueurs sans relâche. Les machines à sous de Loto-Québec se déploient encore aujourd’hui sur tout le territoire. La publicité des sites est omniprésente sur toutes les plateformes et nourrie par la complicité douteuse de vedettes (souvent sportives) grassement rémunérées2. Pire encore, des entreprises vouées à piéger leurs clients (situées à l’étranger pour la majorité) adoptent un mode d’opération criminel. L’une d’entre elles est éclaboussée par le sang de Jacques. J’espère qu’elle aura des comptes à rendre.

Dans pareil contexte, fuir le jeu est désormais devenu presque impossible. Le jeu ressemble de plus en plus à une prison dont on aurait jeté la clef. Je pense à cette remarque d’un professeur de l’Université Concordia cité dans le texte de La Presse : « Un joueur m’a déjà dit : “Je promène mon casino dans ma poche.” »

Nos gouvernements doivent impérativement s’attaquer à ce fléau qui vise les jeunes en particulier. Il fait depuis trop longtemps trop de victimes. J’avais tout juste 17 ans quand je suis tombé dans la marmite empoisonnée du jeu. Jacques en avait 26. Mais lui n’aura pas eu la chance de s’autoexclure d’un casino. Il se sera plutôt autoexclu de l’existence. Une tragédie innommable.

1. Lisez le texte d’Ariane Krol 2. Lisez la chronique d’Yves Boisvert : « Un casino dans ta poche » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion