Nous avons demandé à différentes personnalités ce qu’elles souhaitaient pour la nouvelle année. Aujourd’hui, les vœux de Rébecca Déraspe.

À l’approche de la nouvelle année, le frisson des possibles me chatouille l’échine. Telle une fidèle en crise mystique, je dépose ma destinée entre les mains du calendrier grégorien. Comme si, le 31 décembre à minuit sonné, un sort occulte me délivrait de ma propre personne, me propulsant enfin au rang de « femme ordonnée qui adore faire son petit jogging-graine-de-chia-deux-consommations-semaine ». Seulement, la désillusion me frappe de plein fouet, le 2 janvier, quand je trouve ça trop frisquet pour enfiler mes souliers de course, donnez-moi une couverte que je me réchauffasse avec mon verre de vin chaud.

Mais comme à chaque changement d’année, pendant que le traîneau d’Amazon encourage le capitalisme sauvage, je rêve. La liste des choses que je nous souhaite collectivement est aussi chargée que baroque. Parce qu’on ne va pas se mentir, les bombes qui jonchent le sol de l’actualité sont nombreuses, complexes. Métaphoriques ou pas, elles terrorisent les vivants.

Les vivants, nous.

Parce que oui, oui, une chose qu’on a en commun, vous pis moi, c’est le fait qu’on soit vivants. De façon pragmatique, je veux dire. Vivre est une chose que l’on partage. Le reste, c’est à discuter. Une autre chose qui devrait nous unir sans équivoque, c’est le fait que personne n’a le droit de nous enlever cette vie. Personne. Pas un dictateur. Pas un système politique. Pas même la personne à qui on dit « je t’aime » en tâtant des fruits à l’épicerie. Personne.

Je dépose d’ailleurs un souhait sur le gros tremplin qui sépare 2022 de 2023 ; est-ce que ce serait possible, s’il vous plaît la vie, de tuer la violence conjugale au moment où les bouteilles de champagne vont péter dans les chaumières ?

Un bouchon de liège sous pression, ça peut faire des ravages, peux-tu s’il vous plaît la vie, en profiter pour que la violence conjugale se le prenne au fond de la gorge ?

Ça serait beau, non ? On se réveillerait le 1er janvier pis la métamorphose aurait déjà commencé à déconcerter bon nombre de foyers. Ici, quelqu’un n’aurait même pas peur de se faire rabaisser en chuchotant un « bon matin, as-tu bien dormi ? ». Là, quelqu’un n’hésiterait pas une seule seconde avant d’accepter un rendez-vous avec des amis. Là-bas, quelqu’un aurait la force de respirer, de contrôler sa colère, aurait le courage de dire « aide-moi », pour défoncer un autre genre de mur, celui en béton armé au fond de son ventre pis de son histoire familiale.

Même qu’aimer, le 2 janvier 2023, ça ne ferait plus mal. Toute la fiction, le narratif de nos enfances, de nos adolescences, se réécrirait. Les auteurs, les autrices, les scénaristes trouveraient d’autres ressorts dramaturgiques pour faire avancer leurs histoires. Être en relation, ce serait quelque chose qui nous agrandirait, qui nous pousserait à faire du yoga ou du cheval en souriant dans un champ, plutôt qu’à nous cacher au fond de nous-mêmes ou d’un garde-robe, en espérant que la violence se taise quelques minutes. Même le contrôle ordinaire, du quotidien, presque invisible, disparaîtrait.

Pis savez-vous quoi ? En 2023, le nombre de féminicides se limiterait à zéro. Pas un seul enfant n’aurait à vivre la déchirure que ce doit être de perdre sa mère sous les coups de son père. Pas une seule famille n’aurait à affronter chaque heure du reste de sa vie en se sentant coupable d’avoir hésité avant de se mêler des affaires des autres. Pas une seule amie, un seul ami, aurait à hurler en apprenant ce genre de nouvelle. On garderait nos larmes pour autre chose. Même que le mot « féminicide » ne servirait plus à rien. Il deviendrait un mélange de sons qui n’auraient plus aucun sens. Comme une langue morte, que l’on n’aurait jamais connue.

Mais bon, je sais que je vis ni dans une comédie musicale ni dans un livre absurde où le personnage se réveille sans nez.

Je dois me rendre à l’évidence, la violence conjugale traîne autour de moi, elle s’accroche aux paroles des uns, aux comportements des autres, parfois tellement subtile qu’on pourrait la confondre avec de l’amour.

Son odeur est souvent ténue, mais toujours tenace. Les ténèbres n’arrivent jamais simplement, unilatéralement. Les rôles peuvent s’inverser. Mais elle est là. Elle est là, dans les jointures qui blanchissent pendant les cantiques de Noël, dans le grincement de dents de trop, dans le commentaire qui dénigre sous le couvert de l’humour, dans le poignet que l’on garde serré, dans l’amie qui s’isole, dans l’ami qui craint de parler à une autre fille, dans le trou dans le mur, dans les marques de morsures sur la peau du cou, dans la mort de trop de femmes, surtout.

Je peux peut-être émettre du bout des lèvres, du bout du cœur, un vœu que vous pouvez reprendre au bond. Si on restait à l’écoute ? Pour de vrai à l’écoute ? À l’écoute de soi-même, en pointant nos propres mécanismes de violence. À l’écoute de nos proches, de nos pas si proches, en leur tendant quelque chose de notre main, de notre courage, de notre amour. À l’écoute du système qui crée cette violence, en essayant de déjouer les acquis. À l’écoute des ressources qui s’offrent à nous.

Pour la nouvelle année, dans le lot de ce que j’ai envie de pitcher dans l’univers pour nous souhaiter une respiration commune, je rajoute ceci : de l’amour, criss. Pis de la vie. Ben de la vie.

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