Assis dans son bureau, un grand bureau avec mur de briques, dossiers éparpillés un peu partout et secrétaire à la porte, l'entrepreneur a les yeux pleins d'eau.

Nous sommes à quelques heures du congé des Fêtes.

« Excuse-moi. Je veux pas pleurer. »

Et pourtant, c'est ce qu'il fait.

Je le connais, de loin.

On peut dire que c'est un homme qui a « réussi ». Sa pratique professionnelle est florissante. Il est impliqué dans sa communauté. Je vous dirais son nom, et ce nom vous dirait vaguement quelque chose. Il est modérément médiatisé.

Il a réussi. Mais une de ses deux filles ne lui parle plus. Silence radio, incommunicado, elle l'a bloqué sur Facebook, ne répond ni aux courriels ni aux appels.

Elle a 21 ans.

Il me raconte son divorce, il y a 15 ans. Une séparation impliquant des enfants n'est jamais facile, mais celle-ci fut une longue bataille de Stalingrad conjugale, dont les premières victimes furent les enfants. Les armes de cette bataille - classique - furent : avocats, DPJ, conflits de loyauté...

Il est encore en contact avec sa plus jeune, K., un contact qu'il me décrit comme étroit, chaleureux.

Mais la plus vieille, D., a coupé les ponts. Pas juste avec lui, en fait. Avec toute la famille. Ses grands-parents, sa mère, sa soeur, K.

Il a continué à payer, même quand D. a franchi le seuil de l'âge adulte, même quand elle a terminé ses études. Ma job de père, se disait-il.

Son avocate a contacté D., récemment, pour lui demander où envoyer le chèque. Réponse : « Vous direz à votre client que je ne veux plus d'argent de lui. Je ne veux plus de contacts. »

Il me regarde, dans son grand bureau qui donne sur une rue passante du Vieux-Montréal : « Elle a utilisé les mots "votre client", elle n'est même pas capable de dire "mon père", ou mon nom... »

Il pleure.

« Autant j'ai l'impression d'avoir réussi ma vie professionnelle, autant j'ai l'impression d'avoir gâché ma vie personnelle. »

Je lui dis qu'il s'en met pas mal gros sur les épaules.

Il secoue la tête : « Non, non. Réussir ça... »

Il s'interrompt et désigne son bureau d'un geste large, puis il reprend : « Et rater l'essentiel. »

***

Il m'avait contacté en me disant qu'une connaissance avait un sujet de chronique pour moi. Il voulait m'en parler devant un café. Un rendez-vous fut convenu et il m'a donné une lettre, une simple feuille pliée en quatre, intitulée « Lettre à ma fille... ».

« X octobre 1997, le plus beau jour de ma vie, le jour où je suis devenu père pour la première fois, où je me croyais invincible, où tout était possible. Dans cette chambre d'hôpital où je t'ai prise pour la première fois, j'imaginais déjà ton avenir et je t'ai alors fait une promesse : je serai toujours là pour toi... »

Une lettre de 13 paragraphes, écrite à l'occasion du 21e anniversaire de D., où il est aussi question de la naissance de sa soeur, des « conflits d'adultes » qui ont creusé « un fossé d'une façon sournoise », où il lui dit cet amour paternel en déplorant « ces années perdues », où il décrit la lente érosion de leur relation : « Petit à petit, tu as commencé à couper les communications jusqu'au jour où tu as mis fin à tout contact... »

Rappelez-vous, il m'avait dit qu'il me contactait pour quelqu'un d'autre.

J'ai fini de lire la lettre, qui prenait fin sur « Ton père, xxx ».

Je savais déjà la réponse, mais j'ai quand même posé la question :

« C'est qui ? 

- C'est moi. »

***

Aliénation parentale ?

Je ne sais pas, il faudrait être psychiatre pour conclure. Mais quelque chose en banlieue de l'aliénation parentale. En tout cas, certainement quelque chose comme les blessures à vie qui fuckent les enfants quand un divorce dérape, quand des « conflits d'adultes » deviennent des guerres mondiales de bungalows qu'on brûle au napalm métaphorique.

Classique, comme je disais. Tous les divorces ne finissent pas comme ça. Ça se « réussit », une séparation. Mais quand ça dérape, quand ça dégénère, ni papa ni maman ne gagnent, il n'y a que des enfants qui grandissent avec des blessures invisibles...

« Je donnerais TOUT, me dit-il en séchant ses larmes, pour retourner en arrière, pour voir où j'ai raté le bateau. »

Je vous parle de ce gars-là, mais des pères comme lui, des mères comme lui, il y en a des milliers à se demander ce qu'ils auraient pu faire autrement, à Stalingrad.

Il me raconte que quand il a décidé de vendre la maison où ses filles avaient grandi, il y a quelques années, il a contacté D. pour lui dire que si elle voulait passer voir la maison une dernière fois, si elle voulait venir récupérer ses souvenirs de jeunesse...

Eh bien, si elle voulait faire ça, la porte était grande ouverte.

Pas de réponse.

Il a mis les souvenirs de D. dans une boîte, il a entreposé la boîte. On ne sait jamais.

Bonne année, tout le monde, parlons-nous un peu plus.

***

ROSALIE - Le 29 septembre dernier, deux jours avant les élections, je vous parlais de Rosalie qui souhaitait voter pour la première fois de sa vie, à tout juste 18 ans. Mais bon, hospitalisée à Sainte-Justine pour soigner une récidive de cancer, ses chances de voter - à Granby ! - étaient minces : les chances de contracter une infection étaient trop grandes.

Ce que je ne vous avais pas dit, c'est que Rosalie espérait que son oncologue, le Dr Michel Duval, accepte de lui signer un congé de quatre heures pour qu'elle puisse faire le voyage rapido et voter. Ça prend un médecin cowboy pour accepter, et si un médecin peut accepter, c'est le Dr Duval, m'avait-elle dit en croisant les doigts.

Deux jours plus tard, le Dr Duval a accepté de signer ledit congé.

Et Rosalie Thibault, jeune femme hyperpolitisée, atteinte d'un cancer depuis deux ans, a pu voter pour la première fois de sa vie.

Je joins la photo qu'elle a prise (illégalement) pour moi, dans l'isoloir, le 1er octobre...

Le 24 décembre, Rosalie est morte, entourée d'amour et de sérénité.

Marie-Andrée Mercier, sa prof de maths, la prof de maths de Sainte-Justine, m'a raconté que les trois derniers mois de sa vie, les trois mois après le diagnostic de récidive, Rosalie les a consacrés dans la joie à faire des choses dont elle se doutait qu'elle ne pourrait pas les faire, si elle attendait...

Aller aux pommes.

Aller au chalet de son oncle avec sa famille.

Voir ses amies.

Dormir dans un hôtel Germain (!).

Des choses simples, quoi, avec ceux que Rosalie aimait et qui l'aimaient... Qui l'aiment encore.

Il n'y a qu'une chose que Rosalie n'a pas pu faire : se faire tatouer. Encore là, les risques d'infection étaient trop grands.

Mais quelques-uns de ses proches se sont fait tatouer ce qu'elle aurait voulu se faire tatouer : un signe de paix. Pourquoi ce signe-là ? « Parce que je suis en paix avec tout ce qui s'est passé depuis deux ans. »

Photo fournie par Rosalie Thibault

Rosalie Thibault a pu aller voter à granby le 1er octobre dernier.