Autrefois, je connaissais de nombreux sionistes de gauche. Ils recherchaient la justice sociale, soutenaient les initiatives de paix avec les Palestiniens et croyaient aux racines progressistes d’Israël. En effet, à ses débuts, le sionisme, bien qu’un projet de colonisation de peuplement excluant les autochtones, était associé aux idées de collectivisme et d’égalité.

Les travaillistes constituaient le courant dominant du mouvement sioniste en Palestine. Certains d’entre eux peinaient à concilier leurs nobles principes avec la réalité du colonialisme de peuplement, mais la plupart construisaient avec enthousiasme une société à part, excluant les autochtones. C’est ce qui a amené feu Zeev Sternhell, une autorité en matière d’histoire politique du sionisme, à inventer le terme de « socialisme nationaliste » pour le distinguer du national-socialisme mieux connu.

Il a fait valoir que le socialisme n’était rien de plus qu’un outil entre les mains de Ben Gourion et de ses camarades animés par un nationalisme ethnique et exclusif. Les travaillistes qui ont détenu le pouvoir en Israël pendant des décennies ont refusé la décision des Nations unies de laisser les réfugiés palestiniens retourner dans leurs foyers. Ils ont également mis au point une série de méthodes de dépossession des Palestiniens et les ont maintenus sous un régime militaire pendant 18 ans. Mais ils étaient habiles à manipuler le discours progressiste et ont fait entrer leur parti dans l’Internationale socialiste.

Le sionisme radical et ses opposants

En revanche, les élus de la droite radicale ne font pas dans la dentelle. Avant de rejoindre le gouvernement de Nétanyahou en décembre dernier, ils ne cachaient pas leurs intentions, exposaient leurs exigences et s’assuraient qu’elles seraient mises en œuvre. Alors que leurs initiatives visant les Palestiniens s’appuient sur un consensus tacite, leur promesse électorale d’affaiblir le contrôle judiciaire des pouvoirs exécutif et législatif provoque des manifestations de masse.

Les plus importantes de ces manifestations ont lieu à Tel-Aviv, la ville la plus chère du monde et la citadelle de ceux qui se considèrent comme la gauche israélienne. Les manifestants accusent le nouveau gouvernement de discréditer le sionisme et de trahir les valeurs fondatrices d’Israël.

Les partisans d’Israël dans les pays occidentaux partagent cette inquiétude. Ils vont jusqu’à mobiliser Joe Biden et Emmanuel Macron pour mettre en garde Israël contre la réalisation de cette réforme judiciaire. Des partisans invétérés comme Alan Dershowitz s’inquiètent du fait qu’« il sera beaucoup plus difficile pour les défenseurs d’Israël à l’étranger de défendre Israël ».

En effet, le nouveau gouvernement pourrait détruire la dernière des deux illusions utiles pour le maintien du soutien occidental à Israël. La colonisation continue des territoires occupés en 1967 a tué la première, celle de « solution à deux États », même si les gouvernements occidentaux continuent à en soutenir le fantôme. L’actuel gouvernement israélien porte un coup de grâce à la seconde, celle d’un « État juif démocratique ». Mais, contrairement aux manifestants de Tel-Aviv qui s’animent pour défendre la démocratie, les Palestiniens n’y voient qu’une ethnocratie qui les opprime.

Des organisations réputées de défense des droits de l’homme en Israël et ailleurs ont conclu qu’Israël pratiquait une forme d’apartheid.

À la fin du XXe siècle, l’industrie et l’agriculture israéliennes n’ayant plus besoin de s’appuyer sur des formes collectivistes de colonisation, les politiques économiques ont pris un virage à droite. Alors que les mouvements sionistes socialistes dépérissent, le taux de pauvreté devient le plus élevé des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et Israël finit par partager avec les États-Unis le record de l’inégalité socioéconomique.

L’écart entre les citoyens arabes et non arabes d’Israël est particulièrement prononcé, le revenu moyen des seconds étant trois fois supérieur à celui des premiers. Les Arabes israéliens, qui constituent 20 % de la population, ne possèdent que 3 % des terres. Cet écart est observé également dans les dépenses en éducation et en soins de santé. La mortalité infantile est deux fois plus élevée chez les enfants arabes de moins de 12 mois.

L’extrémisme se normalise

Le mot « fasciste » n’est plus seulement utilisé comme une insulte lancée dans le feu des batailles politiques. Les personnalités modérées expriment ces préoccupations depuis longtemps. Isaac Herzog, futur président d’Israël, a averti il y a quelques années que « le fascisme touche les marges de notre société ». L’histoire européenne montre que le nationalisme ethnique dévie facilement vers le fascisme.

Ceux qui manifestent dans les rues de Tel-Aviv sont honnêtement préoccupés par la « préservation de l’âme d’Israël » que constitue pour eux la démocratie. La plupart d’entre eux ignorent l’incompatibilité de la démocratie avec la discrimination institutionnalisée. L’extrême droite actuellement au pouvoir en Israël reflète les valeurs constitutives du sionisme et n’hésite pas à les affirmer. Il est logique que parmi les sionistes de gauche – nombreux autrefois –, beaucoup ne soient plus sionistes, d’autres restent sionistes, mais ont abandonné toute appartenance à la gauche. Le sionisme de gauche, un oxymore politique qui n’a guère de représentants dans la Knesset, agonise sous nos yeux.

* Yakov M. Rabkin est l’auteur de Comprendre l’État d’Israël (Montréal, Écosociété).