Dans une entrevue accordée au journal El Mundo la semaine dernière, Xavier Dolan a déclaré qu’il abandonnait le cinéma. Le jeune cinéaste peine à trouver un sens à son travail dans un monde qui ne tourne plus rond. Ses propos ont suscité de vives discussions. Nos deux éditorialistes débattent de cette sortie controversée.

Alexandre Sirois : Nathalie, quand j’ai lu que Xavier Dolan aurait dit vouloir se réfugier avec ses amis et regarder le monde brûler, j’ai d’abord pensé à Néron. Certains racontent que cet empereur romain aurait regardé Rome brûler en chantant. Mais à bien y penser, la déclaration – attribuée au cinéaste par le quotidien El Mundo1 – fait plutôt écho à une idée qui fait tranquillement son chemin dans nos sociétés : il est trop tard, nous sommes cuits, nous n’arriverons jamais à faire les efforts nécessaires afin de freiner les changements climatiques pour que la Terre demeure habitable. Ce que je trouve terrible avec cette idée – erronée –, c’est qu’elle prend la forme d’une prophétie autoréalisatrice. Si tout le monde baisse les bras, il n’y aura plus personne pour éteindre les feux.

Nathalie Collard : Oui, les déclarations de Xavier Dolan – précisées sur Instagram vendredi – ont provoqué une onde de choc. Et je pense que si les gens ont réagi aussi fort à son cri du cœur, c’est qu’il touchait à plusieurs points sensibles : l’état du monde, oui, mais aussi les obstacles à la diffusion d’œuvres issues de petits pays, les affres de la création, la fatigue généralisée qu’on ressent depuis la pandémie… Il y a tellement de couches à analyser dans les propos du cinéaste. Et puis, il y a le timing : cette déclaration nous arrivait en pleine canicule, alors que des incendies de forêt font rage au Québec et hypothèquent la qualité de l’air qu’on respire depuis plusieurs jours. Disons-le, Xavier Dolan a toujours eu le sens du punch.

Alexandre Sirois : Justement ! Le défi à relever a été pour beaucoup d’entre nous, pendant longtemps, théorique. Ce n’est plus le cas. Les vagues de chaleur, les incendies, les inondations… Chaque catastrophe est un appel à l’action. C’est vrai, la crise écologique est anxiogène. C’est vrai, aussi, nos efforts sont insuffisants. Mais cesser d’en faire serait illogique. Quand un bateau va dans la mauvaise direction, est-ce qu’on se réfugie dans la cale et on le laisse dériver ? Non. On redresse la barre ! C’est d’ailleurs peut-être ce que Xavier Dolan veut faire. « Le monde ne va pas bien. Et je veux aider autant que je le peux », a-t-il écrit vendredi lorsqu’il a précisé sa pensée. Tant mieux !

Nathalie Collard : Mais Xavier Dolan n’est pas un écologiste ni un environnementaliste, c’est un artiste, un créateur. Moi, quand je lis : « Je vais regarder la planète brûler », je vois plutôt un effet de toge. La planète qui brûle, c’est un peu le « no future » des Sex Pistols ou le No Logo de Naomi Klein. C’est une métaphore pour tout ce qui va mal, pour cette société qui tourne en rond et qui vit dans le déni ! Et c’est aussi le cri de frustration d’un artiste qui se donne corps et âme à la création avec une diffusion qui n’est pas, selon lui, à la hauteur des efforts qu’il a fournis. Je pense entre autres à sa série La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, qui a été qualifiée de chef-d’œuvre, mais dont les cotes d’écoute semblent l’avoir déçu. Je comprends Dolan – qui a été maintes fois célébré à Cannes pour ses films – d’éprouver de la frustration. Tout ça pour ça ? J’avoue que c’est décourageant. Quand on sait tout ce qu’on donne de soi dans la création, je peux comprendre qu’il songe à s’économiser.

Alexandre Sirois : « Je ne comprends pas à quoi ça sert d’insister pour raconter des histoires quand tout s’effondre autour de soi », aurait aussi déclaré le cinéaste. Ça dénote effectivement un sentiment de frustration, je suis d’accord. Cela dit, il n’aurait jamais déclaré que le cinéma « est une perte de temps », comme on l’a rapporté. Ce qu’il a plutôt dit, c’est qu’il juge son travail, dans ces circonstances, « un peu inutile ». Mais c’est l’inverse qui est vrai. En temps de crise, l’art est essentiel. Y compris le sien !

Nathalie Collard : J’imagine mal un monde dans lequel Xavier Dolan ne créerait plus. Heureusement, il a dit qu’il avait des projets de télé. Et qui sait, il changera peut-être d’idée pour le cinéma. Il n’a que 34 ans et donc, toute la vie devant lui. Mais je le comprends de se demander parfois à quoi ça rime tout ça. Il faut se tourner du côté des philosophes pour se rappeler la fonction de l’art dans nos vies. Nietzsche écrivait : « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité » (merci à Jean-Philippe Pleau d’avoir rappelé cette citation sur Facebook). Je crois profondément que l’art nous aide à vivre. Nous avons besoin des artistes. Le problème, c’est que nous les tenons pour acquis. Pendant qu’ils se consument pour créer, nous « consommons » leur création à la chaîne, de plus en plus rapidement. Et quand ils n’ont plus rien à donner, on passe au suivant. Nous leur en demandons beaucoup, sans considération pour tout ce qu’ils investissent quand ils créent. Je peux comprendre qu’un artiste en ait marre de cette vision productiviste et utilitariste de l’art. Je peux comprendre qu’il veuille descendre de cette machine qui le presse comme un citron.

Alexandre Sirois : Elle est complexe, la relation entre un artiste et son public, c’est vrai. Mais ce que tu dis sur les artistes qui produisent des œuvres les unes après les autres pour un public insatiable et atteint du syndrome FOMO (fear of missing out/la peur de manquer quelque chose) vaut surtout pour les artistes les plus populaires. Oui, ils peuvent avoir l’impression que leur art devient un bien de consommation comme un autre. Mais combien d’autres triment dur en rêvant que l’on consomme leurs œuvres à la chaîne ? L’art, pour exister, a besoin d’un public. Vendredi, Xavier Dolan a dit que ce qu’il voulait, c’était consacrer son temps à sa santé, ses amis et sa famille. Peut-être devrait-il aussi faire comme le chanteur Leonard Cohen jadis : se retirer pendant un certain temps dans un monastère bouddhiste, question de se ressourcer.

Nathalie Collard : Un monastère bouddhiste ou un chalet rempli d’amis, et du temps pour se ressourcer. L’important, c’est qu’il ne perde pas l’envie de créer.

1. Certains propos attribués à Xavier Dolan par le journaliste d’El Mundo ont été précisés et d’autres contestés par le cinéaste vendredi dans une publication sur Instagram.

Consultez le compte Instagram de Xavier Dolan