Martha Stewart vient de battre un record. Elle est devenue la personnalité la plus âgée à se retrouver en une du numéro spécial maillot de bain du magazine Sports Illustrated. Aberration ou signe de progrès ? Nos deux éditorialistes en débattent.

Alexandre Sirois : Quel coup de marketing formidable pour le magazine Sports Illustrated. Demander à la populaire Martha Stewart, 81 ans, de poser pour la une de son numéro spécial maillot de bain. Résultat : mission accomplie, tout le monde en parle. La question qui tue : faut-il pour autant s’en réjouir ? La réponse est forcément complexe. Mais d’emblée, je réponds oui. Pour la simple et bonne raison que c’est un pied de nez fait à une industrie médiatique où les personnes âgées sont sous-représentées et trop souvent associées à des stéréotypes négatifs.

Nathalie Collard : Excellent coup de marketing en effet, pour le magazine ET pour Martha Stewart qui, visiblement, s’amuse beaucoup. Tant mieux pour elle, c’est son choix et je le respecte. Par contre, cette photo ne me réjouit pas du tout. On remplace les stéréotypes négatifs des femmes âgées par un autre stéréotype : la femme-objet de désir. Je vois un magazine qui nous dit : ne lâchez pas, mesdames, soyez sexy jusqu’au cercueil, c’est là votre valeur suprême. Les femmes peuvent-elles vieillir en paix sans cette pression constante d’être désirables ?

Alexandre Sirois : Entendons-nous : ce numéro spécial annuel est un concept complètement dépassé et on comprend bien que les responsables du magazine cherchent par tous les moyens de justifier sa pertinence. Mais dans ce contexte, choisir Martha Stewart – ou, comme l’an dernier, la septuagénaire Maye Musk –, c’est selon moi tirer le meilleur parti de la situation. « Généralement je suis motivée par la paie, mais cette fois j’étais motivée par l’idée de montrer à tout le monde qu’une femme de mon âge peut encore être belle et se sentir bien », a dit Martha Stewart en entrevue dans le Wall Street Journal. D’autres aînés ont certainement envie que les médias leur accordent davantage d’attention, mais on ne leur en offre pas assez souvent l’occasion.

Nathalie Collard : Intéressant que tu nommes Maye Musk, une autre femme superbe qui a les moyens de se payer des soins de luxe et des vêtements somptueux. Je ne remets pas en question les motivations de l’une et de l’autre à vouloir exposer leur beauté. Je le répète, c’est le sous-texte qui me dérange. L’idée que cette page couverture traduise une évolution des mentalités est complètement bidon. Quelle sorte de beauté valorise-t-on ici ? Un pastiche de la femme de 20 ou 30 ans en maillot de bain. Or la beauté à 80 ans est différente, et elle doit être célébrée, elle aussi. Je connais plein de femmes âgées qui sont magnifiques sans être du « matériel » à Sports Illustrated. Ce sont ces femmes qui sont invisibilisées dans la société. Je ne vois pas en quoi cette photo de Martha Stewart contribue à rendre la vieillesse plus acceptable. Je crois au contraire qu’elle met une pression insoutenable sur les femmes qui reçoivent le même message depuis l’âge de 10 ou 12 ans : hors de la séduction, point de salut.

Alexandre Sirois : Je ne te contredirai pas à ce sujet. Et c’est ce qu’on reproche aussi, avec raison, à bon nombre de magazines féminins. Je persiste à croire, cependant, que cette opération de relations publiques rend la vieillesse plus visible. J’avais interviewé Janette Bertrand au sujet de la vieillesse – avec notre collègue Judith Lachapelle – pour un livre d’entretiens avec des octogénaires et des nonagénaires, 80, 90, 100 à l’heure. Elle a entre autres déploré que les aînés n’occupent pas une assez grande place dans le paysage médiatique au Québec. Et elle se disait convaincue qu’il nous manque, ici, « des modèles d’octogénaires actifs ». Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est aux États-Unis qu’on a songé à une femme de 81 ans pour cette séance photo. On parle d’un pays où le président (Joe Biden) est âgé de 80 ans et son rival le plus sérieux (Donald Trump) aura 77 ans le mois prochain. Ça aussi, d’ailleurs, c’est un pied de nez à l’âgisme.

Nathalie Collard : Je suis contente que tu cites l’exemple de deux hommes âgés qui ont été tous deux présidents des États-Unis, un exemple criant du deux poids, deux mesures qui règne dans notre société. Quand ils avancent en âge, les hommes sont perçus comme des sages. On dit qu’ils se bonifient, on célèbre leur expérience et on leur confie les rênes du pouvoir. Les femmes, elles, perdent de leur valeur en vieillissant, on les met au rancart. Je suis d’accord avec Janette : on manque de modèles positifs de personnes âgées, surtout des femmes. Des octogénaires allumées, impliquées, qui mordent dans la vie, il en existe plein. Et avec le vieillissement de la population québécoise, on en verra de plus en plus. Peut-être qu’alors, la vieillesse cessera de faire peur. Et que les femmes n’auront plus besoin de la conjurer pour pouvoir être appréciées telles qu’elles sont.

Alexandre Sirois : La vieillesse ne cessera probablement jamais de nous effrayer – après tout, prendre de l’âge, qui voit ça d’un bon œil ? Mais je souhaite, comme toi, que les aînés d’ici soient plus visibles. Qu’on les invite sur toutes les tribunes et qu’ils soient de tous les débats. Et j’ajouterais : qu’on les traite avec plus de déférence. L’âgisme est un vilain défaut. Je suis encore embarrassé par la façon dont, au début de la pandémie, on a infantilisé tant d’aînés. Le coup d’éclat de Martha Stewart nous permet de débattre de nouveau de ces questions fondamentales.

Nathalie Collard : Oui, au moins on en parle. Mais ce qui me désole, c’est que ces discussions ont toujours le même déclencheur : l’apparence des femmes. L’an dernier c’étaient les cheveux gris de Lisa Laflamme, cette année c’est le maillot de bain de Martha Stewart. Et en filigrane, ce grand soupir de soulagement : ouf, elles sont encore présentables... pour leur âge. Moi, mon inspiration, je la trouve ailleurs : chez des femmes qui sont engagées, qui ont des choses à dire. Tu sais quelles femmes je mettrais à la une d’un magazine si j’étais rédactrice en chef ? Suzanne Loiselle et Marie-Paule Lebel, qui se sont battues pour les locataires de la RPA du Mont-Carmel. Elles ont été chaudement applaudies lors de leur passage à Tout le monde en parle et tout le monde était impressionné par leur vitalité et leur courage. Ça, ça me rassure pour l’avenir.

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