Si Franz Kafka n’était pas mort il y a un siècle, on pourrait croire qu’il a inventé de toutes pièces cette invraisemblable saga opposant La Tulipe à ce promoteur immobilier qui a choisi de s’établir à côté de la salle de spectacle tout en aspirant à la quiétude d’un bord de lac.

Mais on pourrait aussi soupçonner l’écrivain tchèque d’avoir rédigé le règlement sur le bruit de la Ville de Montréal, à lui seul un chef-d’œuvre de tarabiscotage.

Chose certaine, il est plus que temps de clarifier et de moderniser la façon dont on encadre le bruit à Montréal. Parce qu’en ce moment, les artisans de la scène culturelle évoluent dans un flou réglementaire qui les met à la merci des plaintes les plus déraisonnables.

Pour quiconque est friand d’absurde, le cas de La Tulipe vaut la peine d’être résumé. Le bâtiment, construit en 1913, abrite du théâtre, des variétés et du cinéma depuis plus d’un siècle. Avant la pandémie, le théâtre présentait des spectacles de musique et des soirées dansantes.

En 2016, un investisseur immobilier, Pierre-Yves Beaudoin, achète un immeuble contigu et se construit un logement au rez-de-chaussée, dans un ancien entrepôt de La Tulipe. L’idée est si mauvaise qu’elle contrevient au règlement d’urbanisme du Plateau-Mont-Royal. Pour des raisons évidentes, il est interdit de construire de nouveaux logements adjacents à un « débit de boissons alcooliques » ou à une « salle de spectacle » lorsque le zonage des lieux est commercial.

Sauf que les fonctionnaires de la Ville oublient de vérifier leur propre règlement et accordent le permis par erreur.

Le propriétaire s’installe dans les lieux et constate, ô surprise, que La Tulipe génère du bruit. S’ensuit un long litige entre les deux parties.

Fin mai, le propriétaire remporte une bataille partielle. La Cour supérieure lui accorde des dommages de 1250 $ (il réclamait 40 000 $) et ordonne à La Tulipe d’entreprendre des travaux d’insonorisation.

Ce n’est pas la fin de l’histoire : la Ville poursuit de son côté M. Beaudoin pour « usage illégal » de son logement… même si elle lui a accordé un permis pour le construire.

Le cas, on le voit, est rocambolesque. Il a toutefois le mérite de braquer les projecteurs sur le fait que le Règlement sur le bruit de la Ville est particulièrement mal foutu. Cela cause des maux de tête non seulement aux propriétaires du théâtre La Tulipe, mais aussi à bien d’autres exploitants de salles de spectacle.

L’article 9 du règlement stipule en effet qu’est « spécifiquement prohibé lorsqu’il s’entend à l’extérieur » le « bruit produit au moyen d’appareils sonores, qu’ils soient situés à l’intérieur d’un bâtiment ou qu’ils soient installés ou utilisés à l’extérieur ».

Le « bruit de cris, de clameurs, de chants, d’altercations ou d’imprécations et toute autre forme de tapage » est aussi interdit s’il s’entend de l’extérieur.

La formulation est peut-être appropriée pour régler une chicane de voisins, mais elle est extrêmement limitative pour la vie culturelle. Bonne chance pour exploiter un bar ou une salle de concert avec des spectateurs qui entrent et sortent sans que du bruit soit perceptible de l’extérieur…

Le règlement comporte d’autres articles qui semblent contredire l’article 9, dont une « ordonnance » qui fixe des niveaux de décibels précis. La Cour suprême a d’ailleurs déjà statué qu’il ne faut pas prendre l’article 9 au pied de la lettre, relevant au passage que celui-ci « révèle des ambiguïtés1 ».

Le hic, c’est que les policiers ne traînent pas nécessairement la jurisprudence de la Cour suprême dans leur coffre de voiture pour interpréter ce règlement trop complexe. Et les exploitants de salles de spectacle affirment recevoir des contraventions en vertu de l’article 9.

Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, un seul citoyen peut faire fermer ou fragiliser une salle de spectacle, même si celle-ci est exploitée dans des conditions normales. C’est inacceptable.

Montréal reconnaît le problème et propose une révision réglementaire dans sa politique sur la vie nocturne. Tant mieux, mais il faut que les choses bougent.

Le réseau des Scènes de musique alternative du Québec et l’organisme Montréal 24/24 proposent, par exemple, d’adopter le « principe d’agent de changement ». L’idée est simple : tenir compte de ce qui est déjà présent quand on construit un nouveau bâtiment. Une habitation qui s’installerait dans une artère vibrante, par exemple, devrait s’adapter à l’environnement existant. Même chose pour une discothèque qui voudrait débarquer dans une zone habitée2.

C’est plein de bon sens.

La Ville de Montréal a débloqué 1,4 million de dollars pour aider les petites salles de spectacle indépendantes à mieux insonoriser leurs murs. Ce n’est pas mauvais, mais la réflexion doit aller plus loin que les marteaux et entraîner une refonte réglementaire.

Montréal a la chance d’avoir un centre-ville habité. Il s’agit d’une richesse. Mais le droit à la quiétude n’est pas absolu partout. En étouffant le bruit sans discernement, on court le risque d’étouffer aussi la culture et ce qui fait vibrer la métropole.

1. Consultez la décision de la Cour suprême 2. Lisez le texte « Affaire La Tulipe : adoptons le principe de l’agent de changement »