Dans certaines gares américaines, on trouve des avertissements « Ne pas toucher au troisième rail » – celui qui transporte l’électricité faisant fonctionner les trains – parce qu’il y a danger d’électrocution. En politique, le « troisième rail » est un sujet si chargé qu’aucun politicien ne voudra y toucher.

C’est Tip O’Neill, le légendaire président démocrate de la Chambre des représentants, qui aurait inventé l’expression en disant que « la Sécurité sociale est le troisième rail de la politique américaine ». La Sécurité sociale américaine date de la présidence de Franklin D. Roosevelt et comprend la pension de vieillesse et l’assurance maladie pour les plus de 65 ans. On a souvent essayé, mais personne n’a réussi à la réformer de façon substantielle.

Les pensions sont un sujet délicat dans presque tous les pays. On le voit en France, où, historiquement, les gouvernements se sont le plus souvent cassé les dents en voulant les réformer. À son deuxième essai, le président Emmanuel Macron risque littéralement son quinquennat en affrontant les syndicats sur cette question.

Au Québec, la loi exige une consultation tous les six ans pour adapter le Régime de rentes du Québec (RRQ) aux besoins des bénéficiaires. Le ministre des Finances, Eric Girard, avait bien vu ce qui arrivait en France, mais il ne croyait pas que ses propositions pouvaient déclencher une telle grogne.

Le gouvernement a fait une proposition relativement modeste, soit de reporter l’âge minimum pour toucher la rente du RRQ de 60 à 62 ans.

Notons que, contrairement à celui de la France, le régime québécois est en bonne santé financière, et que la proposition du ministre ne visait pas à assurer sa pérennité.

La préoccupation de M. Girard, ce sont plutôt les pensionnés.

Il y a une pénalité considérable lorsqu’on touche sa pension à partir de 60 ans plutôt qu’à partir de 62 ou 65 ans. Au cours des audiences, le ministre a même soutenu que le fait de faire passer l’âge minimum à 62 ans allait « coûter de l’argent au régime », pour bien marquer qu’il ne s’agissait pas d’une mesure d’économie au détriment des pensionnés.

Actuellement, si on commence à toucher sa rente du Québec à l’âge minimum de 60 ans, on recevra 836 $ par mois pour le reste de sa vie. Si on attend à 65 ans, ce sera 1416 $ par mois. Si on attend à 70 ans, le maximum, ce sera 1855 $ par mois. L’écart est énorme : plus du simple au double.

Le raisonnement du ministre des Finances est simple : comme on vit beaucoup plus longtemps qu’à l’époque où le régime a été créé, il y a beaucoup de gens qui devront vivre très longtemps avec des prestations diminuées. « La hausse de l’espérance de vie augmente le risque que les revenus de retraite d’une personne soient insuffisants pour maintenir son niveau de vie », a-t-il écrit dans le document de consultation.

L’espérance de vie au Québec est maintenant de 83 ans. On parle donc, pour ceux qui auraient pris leur retraite à 60 ans, de plus de deux décennies à recevoir des prestations réduites.

La proposition de M. Girard part donc d’un souci bien légitime. Le seul problème, c’est qu’elle ne passe pas. Mais alors pas du tout.

Des syndicats au Conseil du patronat, en passant par le Conseil du statut de la femme et les experts de toutes les universités, presque tout le monde refuse l’idée de faire passer l’âge d’admissibilité de 60 à 62 ans. En pratique, on a défendu le statu quo et le libre choix.

Selon la nouvelle et combative présidente de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), Magali Picard, « chez les 60-62 ans, la grogne est déjà prise », et elle a averti le ministre que même une tempête de neige de février n’allait pas empêcher ses membres de manifester. Comme si les images des manifestations à Paris et dans toute la France pourraient l’inspirer à descendre dans la rue.

En fait, ce qui semble avoir surpris le ministre, c’est que plusieurs organismes, et pas seulement des syndicats, ont pris fait et cause pour ceux qui, ayant exercé un travail pénible et souvent au détriment de leur santé, veulent ou même doivent prendre leur retraite à 60 ans.

Réponse de M. Girard : « Ce sont les moins bien nantis qui ont le plus avantage à attendre. » Excellente réponse si on est un économiste, mais beaucoup moins si on est un politicien.

Bien sûr, M. Girard est un économiste de renom. Son parcours dans le secteur privé est impressionnant. Dès son arrivée en politique, en 2018, il était évident qu’il serait ministre des Finances.

Mais une réforme aussi délicate que celle des pensions requiert plus qu’une connaissance fine des flux économiques. Il faut aussi un sens politique sans faille. Il y a des choses qui peuvent sembler évidentes pour des raisons économiques, mais qui ne tiennent pas compte du facteur humain.

Il semble donc que le ministre a touché au troisième rail. Et que la réforme qu’il a proposée n’ira pas plus loin qu’un document de consultation.