L’automne sera chaud avec le début des négociations dans le secteur public. À l’occasion de la fête du Travail, Marie-Eve Fournier a invité les présidentes des deux plus importants syndicats du Québec à prendre un café avec elle. Pour faire le point sur les luttes qui restent à faire. Et les gains qu’il faut protéger.

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Magali Picard, présidente de la FTQ

« Les unions, qu’ossa donne ? »

Le talent d’Yvon Deschamps pour nous faire rire est immense. Mais en racontant l’histoire tragique de son grand-père, dans l’excellent documentaire sur L’Osstidcho, il mouille plutôt les yeux. L’homme a travaillé 6 jours par semaine, 52 semaines par année dans une usine de sucre. De 12 à 65 ans. En tombant à la retraite, il a été forcé d’aller vivre chez ses enfants, n’ayant pas les moyens de se nourrir. Incapable d’accepter son destin, il est mort rapidement. La graine du célèbre monologue Les unions, qu’ossa donne ? était semée.

Les temps ont changé. Les conditions de travail se sont adoucies.

Alors reste-t-il des luttes significatives à mener pour le bien-être des Québécois ?

À l’occasion de la fête du Travail, j’ai invité les deux femmes aux commandes des plus importantes centrales syndicales du Québec, la FTQ et la CSN, à répondre à la question. Caroline Senneville et Magali Picard accepteraient-elles de s’asseoir ensemble autour d’un café pour discuter de leurs combats, de leur fonction, de leurs défis personnels ?

La réponse n’a pas tardé. Les deux dirigeantes étaient enthousiasmées par l’idée.

Elles se connaissent seulement depuis le « 19 janvier 2023 », soit depuis l’élection de Magali Picard à la présidence de la FTQ, mais semblent aussi complices que des amies de longue date. Le courant a passé dès la première conversation. Depuis, elles se textent souvent et s’appellent.

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Caroline Senneville, présidente de la CSN, et Magali Picard, présidente de la FTQ, ont accepté avec enthousiasme l’invitation de la chroniqueuse Marie-Eve Fournier.

Dès leur arrivée dans les locaux de La Presse, pour leur toute première entrevue commune, elles ricanaient et finissaient les phrases de l’autre en ricanant. On est bien loin des stéréotypes de rivalité et de jalousie féminine…

« Mon fantasme, qu’on pourrait faire ensemble, c’est l’émission En direct de l’univers ensemble ! », a même lancé celle qui dirige la CSN depuis deux ans, Caroline Senneville.

Voilà une confidence qui en dit long sur le rapport entre ces deux femmes qui s’adonnent à être, au même moment, dans la même chaise pour deux organisations qu’on imagine rivales.

Oui, le maraudage existe encore, mais elles partagent des valeurs et des objectifs similaires, en plus de subir les mêmes attaques du gouvernement, m’expliquent-elles. Alors elles se comprennent et se respectent.

« On a le même objectif, qui est d’améliorer le sort des Québécois, de la classe moyenne, des moins nantis. On voit les syndicalistes comme des gens qui font la guerre, qui se battent et qui dénoncent. C’est vrai. Mais il y a tout un travail derrière. Lorsqu’il y a des projets de loi, ce n’est pas vrai que si on est divisés, on va être capables de faire la différence », dit Magali Picard. D’ailleurs, les deux organisations s’échangent le contenu de leurs mémoires avant de les transmettre au gouvernement.

Dossiers prioritaires

Même si les semaines de 6 jours ne sont plus la norme et que les Québécoises ont droit à un congé de maternité enviable, il reste du chemin à faire en matière de justice sociale, plaident les deux femmes, qui représentent 930 000 travailleurs de secteurs très variés. Et on ne parle pas seulement du fine tuning, de simples ajustements de moindre importance, jurent-elles.

« Y a bien des choses qui se passent au Québec, mais la population n’est pas tout le temps au courant », déplore Magali Picard en faisant référence aux « 300 000 travailleurs migrants qui ont des statuts fermés », ce qui les empêche de changer d’emploi. « Ces gens-là vivent dans des conditions épouvantables. Certains employeurs font plus attention. Mais je vous le dis, ça ne va pas bien. »

Caroline Senneville s’empresse d’acquiescer : « Nos membres nous en parlent, ça doit être la même chose à la FTQ, ils nous disent qu’ils sont mal de travailler à côté de personnes qui n’ont pas vu leurs enfants depuis deux ans. »

« Ben oui, tout le temps ! », lui répond Magali Picard avant de poursuivre en donnant l’exemple d’une entreprise de Blainville où les travailleurs étrangers se font constamment menacer d’être retournés dans leur pays par un contremaître qui mime un avion s’ils osent critiquer ou se plaindre. « On leur demande de faire des choses que jamais un travailleur d’ici n’accepterait… C’est gênant. »

Des gains à protéger

Les syndicats ont encore leur raison d’être, dit Caroline Senneville, parce que « dans une lutte sociale, ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de ressac, de recul ». D’ailleurs, on le voit avec le droit des femmes aux États-Unis, après des gains importants au fil des décennies. À l’instar de sa consœur, elle est d’avis qu’il ne faut rien tenir pour acquis, même au Canada. « Il faut garder les buts ! »

C’est sans compter que la « sécurité » des travailleurs syndiqués est « loin d’être acquise », poursuit Magali Picard en rappelant ce qui s’est passé à Detroit. Avec la loi « right-to-work », votée en 2012, qui correspond à l’abolition de la formule Rand, les travailleurs ont cessé de payer leurs cotisations et les syndicats se sont affaiblis. Cela a notamment eu pour effet de faire chuter le salaire moyen, s’anime-t-elle.

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Caroline Senneville, présidente de la CSN

En plus, font valoir les deux présidentes, les réunions de patrons pour améliorer le sort de leurs employés, « ça n’existe pas ».

Tout changement doit être négocié, comme en témoigne la syndicalisation récente des archéologues, donne Caroline Senneville en exemple. « Ce sont des universitaires. Savez-vous pourquoi ils ont cogné à la porte de la CSN ? Parce qu’ils voulaient des toilettes sur les chantiers. »

L’autre gros morceau pour les centrales syndicales actuellement : la gigantesque réforme de la santé du ministre Christian Dubé. Conscientes que le statu quo n’est pas une option, elles promettent de prouver leur capacité à être flexibles, une qualité qu’on leur attribue rarement. Et jurent qu’elles participent au changement en travaillant « de bonne foi », sans « se braquer », tout en espérant que Québec écoute les travailleurs qui détiennent des solutions et qu’il accepte lui aussi « de faire les choses différemment ».

Tout cela dans un contexte où, malgré le plein emploi, les banques alimentaires voient la demande exploser et tout le monde n’arrive pas à se loger convenablement. « On a besoin de se fouetter comme population. Il y a des luttes à faire », tranche la première femme à diriger la FTQ, une autochtone qui se dit « incapable de rester silencieuse devant les injustices ».

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Caroline Senneville, présidente de la CSN

Défauts, défis, désirs

Souvent critiqués, les syndicats ne sont pas parfaits et leurs dirigeantes en sont conscientes.

Magali Picard juge que les leaders n’ont pas été « excellents dans leurs communications avec les membres », depuis 20 ans, pour « rappeler les luttes passées, dire à quoi on sert et ce qu’on fait ». Résultat, certains membres se questionnent sur leur intérêt à payer des cotisations. « C’est notre défi, de se rapprocher. »

Sa consœur opine, avant d’ajouter que la « structure est lourde » dans les gros syndicats. C’est vrai qu’il y a « beaucoup la procédurite » dans les rencontres, convient Magali Picard en déplorant que cela intimide les membres. « On a besoin de forums plus informels, croit-elle, d’être “très transparents”, d’une imputabilité accrue et d’utiliser des mots plus simples. »

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Magali Picard, présidente de la FTQ

Souvent, on me dit : “Je n’écoute plus mon syndicat, parce que j’ai l’impression que le gouvernement, le patron et le syndicat, c’est le même langage. […] On ne se reconnaît pas. Pouvez-vous nous parler pour qu’on nous comprenne ?” Je suis allée voir ce qu’on envoie dans le réseau et je me suis dit qu’ils n’avaient pas tort.

Magali Picard, présidente de la FTQ

Dans cette volonté de se faire comprendre du plus grand nombre lorsqu’il est question de points techniques, Caroline Senneville raconte qu’elle met à profit ses habiletés d’ex-professeure au cégep pour vulgariser la matière. Et l’occasion de rencontrer des membres se présente régulièrement. Car à son élection en 2021, la syndicaliste de 56 ans s’était donné comme objectif de passer plus de temps sur le terrain qu’en réunion, question de comprendre la réalité des membres.

Après 250 visites en 2 ans, c’est mission accomplie, estime-t-elle.

Je peux vous garantir que je parle à des préposés aux bénéficiaires beaucoup plus souvent que n’importe quel ministre de la Santé. Je suis sur le terrain, pis des hot-dogs, j’en mange.

Caroline Senneville, présidente de la CSN

À son entrée en fonction l’hiver dernier, Magali Picard, 53 ans, s’est aussi donné des cibles. Elle veut « redonner ses lettres de noblesse à la FTQ », après des années difficiles sur le plan de l’image, notamment. Aussi tient-elle à « rendre la FTQ présente partout au Québec », en tenant les rencontres des instances suprêmes de la centrale aux quatre coins de la province, pas seulement à Laval.

Je m’attendais à ce qu’elles évoquent la nécessité d’adapter le discours et les méthodes pour séduire les jeunes. Mais non, leur niveau d’engagement syndical n’est pas une préoccupation. Leur présence aux rencontres démontrerait un intérêt certain.

Les choses sont plus difficiles avec les baby-boomers qui comparent leurs conditions à celles, plus éprouvantes, de leurs parents, et qui croient que tout est gagné, confie Magali Picard. La nouvelle génération « en veut davantage », constate-t-elle, parce qu’elle est préoccupée par la transition juste, cette transition pour rendre l’économie plus verte d’une manière qui soit aussi équitable et inclusive que possible.

« Les jeunes cherchent un sens à leur travail, alors ce n’est pas avec eux qu’on a une pente à remonter », confirme Caroline Senneville.

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Magali Picard (à gauche), présidente de la FTQ, et Caroline Senneville (à droite), présidente de la CSN, en compagnie de notre chroniqueuse Marie-Eve Fournier.

Deux accros à l’adrénaline

Reste que les défis sont grands, à la fois auprès des membres, du gouvernement et de l’opinion publique.

Mais Magali Picard, qui adore « l’adrénaline », précise que « la joute » des négociations n’est pas quelque chose de négatif qui pèse sur son moral. Au contraire, c’est ce qui l’anime le plus dans son travail qu’elle aime tant. « L’énergie est multipliée par mille ! », dit celle qui est sortie de sa retraite hâtive pour occuper ses fonctions actuelles étant donné « les besoins, les enjeux » dans le contexte politique québécois actuel.

« Je suis accro à l’adrénaline. Et c’est très valorisant de faire quelque chose en lien avec ses valeurs », rebondit sa consœur, qui apprécie plusieurs des rôles de sa fonction qui l’occupe au moins 60 heures par semaine. Elle aime particulièrement être tribun, donner des entrevues aux journalistes, présider des réunions, gérer une grande organisation, faire passer des idées et être au service de l’autre.

Avec les négociations dans le secteur public, l’automne sera chargé. Mais les deux femmes voient cela d’un œil positif. « C’est un exercice de créativité, une négociation ! On trouve des solutions », dit Caroline Senneville pendant que Magali Picard acquiesce en hochant la tête et en répétant le mot « solution ».

Décidément, ce n’est pas pour rien que le destin les a, en quelque sorte, réunies.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi ?

Caroline Senneville : Je prends rarement des expressos courts. Je suis plutôt thé. Je prends du thé Earl Grey, le matin. Je peux en prendre un litre, j’ai mon thermos.

Magali Picard : Malheureusement, je suis très, très café expresso. J’ai une machine dans mon bureau. J’arrête quand je sens que le shake commence, mais c’est cinq ou six cafés avant 15 h facilement.

Le dimanche idéal ?

M. P. : En famille. On habite dans le bois, on fait du quatre-roues sur le bord de la petite rivière et on remonte en raquettes. C’est du pur bonheur. Il n’y a pas de bruit.

C. S. : C’est un dimanche où le téléphone ne sonne pas. Quand j’ai le temps de préparer mes repas de la semaine. Une soupe, une viande rôtie et un plat à la mijoteuse. Là, t’es parée pour ta semaine.

Ce qui me fait pleurer ?

C. S. : L’injustice. Quand les gens ont lutté et qu’ils racontent leur lutte. Des fois tu gagnes, des fois tu perds. On dit que les syndicats chialent, mais des fois, on pleure. Ce n’est pas facile.

M. P. : Mon Dieu que je suis braillarde ! Tout ce qui concerne les enfants me fait pleurer. Les victoires, les hommages, la misère. Je suis une grande sensible, une émotive, et je l’assume totalement.

Les qualités que je recherche chez les autres ?

M. P. : La loyauté, la bonhomie, les gens positifs, de bonne humeur, authentiques. Je n’aime pas ceux qui adoptent une attitude de victime.

C. S. : J’aime les personnes droites et modestes. Les gens qui ne perdraient pas leur nom pour 100 $ ni pour 200 000 $. Un sens du bien et du mal.

Des personnes que j’aimerais réunir autour d’un repas (mortes ou vivantes) ?

C. S. : Michel Tremblay et Robert Lepage. Albertine, en cinq temps, je l’ai vu cinq fois, et j’ai pleuré chaque fois. Eleanor Roosevelt, qui est une des rédactrices de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948. Son rôle est souvent sous-estimé.

M. P. : Louis Laberge, pour lui parler du Fonds de solidarité FTQ en 2023. Cet homme a pensé en dehors de la boîte. Le Québec bénéficie de ses idées. Et Barack Obama. Je l’aime, il m’inspire. Il y a quelque chose qui se passe chaque fois que je l’écoute.

Qui est Caroline Senneville ?

  • 56 ans
  • Présidente de la CSN depuis juin 2021 (réélue pour un deuxième mandat en mai 2023)
  • Détentrice d’un certificat en enseignement collégial et d’un baccalauréat en littérature française de l’Université Laval
  • A commencé sa carrière comme professeure de français au cégep Limoilou
  • Après avoir milité au sein de son syndicat, elle en devient la présidente en 1997
  • Elle occupe ensuite diverses fonctions au sein de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) avant de faire le saut au comité exécutif de la CSN à titre de première vice-présidente

Qui est Magali Picard ?

  • 53 ans
  • Présidente de la FTQ depuis janvier 2023
  • Membre de la Nation huronne-wendat
  • A étudié en communications à l’Université de Montréal
  • A commencé sa carrière comme fonctionnaire fédérale (service à la clientèle) au ministère des Anciens combattants, où elle est devenue la présidente du syndicat local
  • A occupé les postes de vice-présidente de l’Alliance de la fonction publique du Canada, de présidente du Conseil québécois de l’AFPC, de vice-présidente de la FTQ et du Fonds de solidarité FTQ