(Toronto) Daniel Roher, réalisateur du documentaire sur Alexeï Navalny, en nomination aux Oscar, assure qu’il est beaucoup plus intéressé à garder en vie l’opposant russe emprisonné qu’à faire la promotion de son film.

« C’est un moment extraordinairement doux-amer », admet le cinéaste né à Toronto, ajoutant que le succès du film est éclipsé par la réalité plus sombre de son sujet : un homme détenu en isolement dans un goulag.

« Il n’a pas vu sa famille depuis un an et demi et il est dans un endroit très dangereux, dit-il. Ce n’est pas seulement la promotion d’un film ou une campagne de récompenses : c’est une mission vitale, pour garder en vie ce gars qui, pour des millions de Russes, représente une lumière vacillante d’espoir pour l’avenir de la démocratie russe. »

Alexeï Navalny fait entendre depuis des années ses critiques du président russe Vladimir Poutine, publiant des vidéos sur sa chaîne YouTube, qui compte actuellement plus de 6 millions d’abonnés, qui accusent le Kremlin de corruption.

Navalny a été arrêté en Russie en janvier 2021 après son retour d’Allemagne, où il s’était remis d’un empoisonnement aux agents neurotoxiques en août 2020 — une attaque qu’il impute au Kremlin. Il a ensuite été condamné à une peine de deux ans et demi de prison — qui en mars 2022 a été prolongée à neuf ans — pour une violation de sa libération conditionnelle dans une affaire de détournement de fonds de 2014 — qui, selon le dissident, était politiquement motivée.

Le film Navalny, qui a remporté le BAFTA du meilleur documentaire le mois dernier au Royaume-Uni, et qui est actuellement disponible sur Crave, est à la fois un regard sur les tentatives de l’opposant de découvrir les criminels qui l’ont empoisonné, mais aussi un appel à ses partisans pour qu’ils fassent pression sur le Kremlin dans le cas de son incarcération prolongée.

PHOTO CNN FILMS/HBO MAX/WARNER BROS, FOURNIE PAR LA PRESSE CANADIENNE

Alexeï Navalny

Carte blanche

Le documentariste Roher et le journaliste Christo Grozev, du site web d’investigation numérique « Bellingcat », ont enquêté pour découvrir les détails de l’attaque à l’agent neurotoxique, y compris les personnes qui l’ont perpétrée.

Dans l’une des séquences les plus mémorables du film, Navalny, se faisant passer pour un supérieur en colère, appelle directement l’un de ses assaillants potentiels, avant d’être informé des détails de la tentative d’assassinat.

Roher dit qu’il avait carte blanche avec Navalny quand il l’a rencontré avant son emprisonnement. Son équipe de tournage avait régulièrement accès au leader dans sa cachette située dans une campagne reculée d’Allemagne.

« Je ne me pose pas en journaliste, mais en cinéaste, en interpellant mon sujet sur son passé nationaliste, par exemple : c’est pour ça que j’ai pu lui demander ce que je voulais, ce qui me permet de faire un film plus précieux et intéressant. »

Le réalisateur admet que la logique de Navalny de s’aligner aux côtés des ultranationalistes opposés au régime de Poutine, par exemple, lui a été difficile à suivre. « Sa philosophie politique est que l’ennemi de mon ennemi est mon ami, mais en même temps, j’ai trouvé que son raisonnement pouvait être très inconfortable pour moi », explique Roher. « Mais je peux comprendre que créer une démocratie à partir de l’autoritarisme, c’est délicat. »

Pas de nouvelles de Navalny

Le film est en compétition dimanche aux Oscar face à la coproduction canado-américaine Au cœur des volcans, sur la vie et la carrière des vulcanologues Katia et Maurice Krafft, à la saga américaine des opioïdes All the Beauty and the Bloodshed, de l’oscarisée Laura Poitras (Citizenfour), au récit de conservation des oiseaux de New Delhi All That Breathes, et au portrait d’orphelinat ukrainien A House Made of Splinters.

Alors que le documentaire Navalny a connu un beau succès international, Daniel Roher dit que cela fait neuf mois qu’il n’a pas reçu un message de l’opposant emprisonné. « Il n’a jamais été aussi en danger depuis le tout début de sa peine de prison ; il est le seul prisonnier du système criminel russe qui est en isolement perpétuel. »

En plus d’avoir remporté un BAFTA au Royaume-Uni, le documentaire, produit par CNN, a également récemment remporté le prix du public pour le documentaire américain et le prix « chouchou du festival » à Sundance.

Daniel Roher, lui, espère un jour montrer le film à Navalny lui-même. « Je dois seulement compter sur l’espoir que Navalny survivra à son calvaire, déclare-t-il. Il sera libre, la Russie franchira un cap et je pourrai me rendre à Moscou pour la première fois, louer un cinéma et lui montrer notre film. »