« J’ai l’impression d’être dans un café soviétique », lance l’acteur Sasha Samar en franchissant le seuil du Café Tabac, dans Villeray. Le vert des tuiles sur les murs, le chrome, le bois des bancs… L’endroit lui rappelle son enfance et sa jeunesse passées en Ukraine.

C’est la metteuse en scène Catherine de Léan qui a proposé ce café de quartier pour une rencontre à trois sur le thème de la Russie, son histoire mouvementée, ses idéaux bouleversés par la perestroïka, mais aussi la dérive belliqueuse dans laquelle elle semble s’embarquer. En particulier depuis l’invasion de l’Ukraine, il y a deux ans jour pour jour.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Catherine de Léan et Sasha Samar participent à deux projets théâtraux avec, pour toile de fond, l’ex-URSS.

Mais commençons par la beauté avant de verser dans l’horreur. Trois pièces ayant pour toile de fond l’ex-URSS débarquent sur les scènes montréalaises dans les deux prochaines semaines. Inspirée de la vie extraordinaire de Sasha Samar, Moi, dans les ruines rouges du siècle est de retour après un premier passage remarqué en 2012. Le texte signé Olivier Kemeid raconte les 22 ans de quête de Sasha pour retrouver sa mère dans une URSS qui se disloque.

La pièce La fin de l’homme rouge, mise en scène par Catherine de Léan, est inspirée de témoignages rassemblés par l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch auprès de citoyens des 15 ex-républiques soviétiques après la chute de l’URSS en 1991. Cette lauréate du prix Nobel de littérature (en 2015) a sorti calepin et crayon à ce moment charnière de l’histoire soviétique où le rêve communiste s’effritait et où le capitalisme faisait miroiter des lendemains meilleurs.

La troisième pièce, intitulée Chevtchenko, est présentée à la salle Jean-Claude-Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (voir l’autre texte).

Faut-il voir une coïncidence ou plutôt une décision réfléchie des théâtres de programmer ces productions alors que le conflit russo-ukrainien entame sa troisième année ? « Peu importe. L’important est d’attirer l’attention sur mon pays en détresse », dit Sasha Samar, qui a grandi à Krivoï Rog – dans le même quartier que le président Volodymyr Zelensky – avant de faire ses études théâtrales à Kyiv, la capitale. « J’espère que ces pièces permettront d’envoyer de l’amour à mon pays d’origine. »

Dans tous ces cas, ce sont les histoires écrites à hauteur d’homme qui mettent en lumière l’histoire avec un grand H. « L’histoire est racontée autrement, dans un autre paradigme que celui des gagnants et des perdants », dit Catherine de Léan, qui signe ici sa première mise en scène en carrière.

Dans La fin de l’homme rouge, c’est une façon de découvrir comment les changements politiques en URSS ont affecté le tissu social. Les gens ordinaires ont vécu des changements extraordinaires. Ils étaient tous menés par un idéal.

Catherine de Léan

Sasha Samar a vécu ce changement de l’intérieur et la pièce dont il est le héros aborde en filigrane les bouleversements de ce coin du monde. « J’ai vécu mon enfance en URSS et mon adolescence pendant la perestroïka. L’enfance est la période des idéaux et de la naïveté. C’était pour moi la période rose de l’Union soviétique. »

Le danger, dit-il, est de confondre la nostalgie de l’enfance avec la nostalgie du pays tel qu’il était avant la dissolution.

PHOTO DANNY TAILLON, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DUCEPPE

Sasha Samar en répétition de la pièce qui relate un pan de sa vie.

Certains pensent qu’il faut retourner dans cette Union soviétique idéalisée. C’était bien de se dire qu’on était tous soviétiques. Mais le prix à payer était effroyable.

Sasha Samar

Il déplore que certains aient oublié qu’au lendemain des Jeux d’hiver de Sotchi – « une vraie merde écologique », dit-il –, Poutine a envahi la Crimée. « Cet homme est un fou », lance Catherine de Léan.

Une ignorance à enrayer

Catherine de Léan l’avoue sans gêne : avant de tomber par hasard sur le livre de Svetlana Alexievitch, elle connaissait peu de choses sur la Russie ou ses républiques. Poutine, les Pussy Riot… « Malgré tout, ce pays me fascinait par ses grands auteurs. Pour moi, la porte d’entrée vers la Russie, c’est l’art. Ce sont de grands auteurs à l’imaginaire foudroyant. »

Elle n’est pas la seule au Québec à avoir une idée très parcellaire de ce qui s’est passé dans cette région du monde. D’ailleurs, depuis qu’il a émigré à Montréal en août 1996 – ville qu’il a choisie parce qu’il admirait Guy Lafleur ! –, Sasha Samar s’est souvent fait dire qu’il était russe. Longtemps, il n’a pas pris le temps d’expliquer qu’il venait plutôt d’une des républiques soviétiques appelées Ukraine.

Avant, les nuances n’étaient pas si importantes et dire Russie au lieu d’URSS était un raccourci facile. Mais aujourd’hui, ce raccourci est inacceptable. Par respect pour ceux qui meurent dans les tranchées, je préfère préciser le qui, le quoi et le comment.

Sasha Samar

Par respect pour ses racines et celles de son peuple, il a aussi exigé qu’une partie du texte de Moi, dans les ruines rouges du siècle soit changée. « Je ne pouvais pas m’imaginer réciter de nouveau un extrait d’un poème d’Alexander Nevsky. » Les vers du poète russe évoquent la grandeur de la Russie et la promesse que ceux qui y viendront avec l’épée mourront par l’épée… « Ces mots ne pouvaient plus franchir mes lèvres. »

Catherine de Léan, de son côté, a tenu à inclure dans La fin de l’homme rouge des répliques dans la langue de diverses républiques. Pour montrer que l’URSS était loin d’être un grand empire uniforme… « On ne pouvait faire comme si le conflit n’existait pas. Je trouve qu’il y a une grande humanité dans les écrits de Svetlana. C’est un texte qui rapproche plus qu’il divise. Il prouve qu’on est tous de la même fibre. »

Même si le personnage de Sasha – et celui qui l’a inspiré – aurait toutes les raisons de haïr l’URSS, Moi, dans les ruines rouges du siècle est loin d’être un texte ombrageux. « C’est une histoire humaine, sur la fragilité et l’universalité des sentiments. Je souhaite que les spectateurs sortent de la salle avec quelque chose qui ressemble à une prise de conscience. »

Moi, dans les ruines rouges du siècle, chez Duceppe, du 28 février au 30 mars

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La fin de l’homme rouge, au Quat’Sous, du 27 février au 23 mars

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