(Tchassiv Yar, Dnipro et Kyiv) « Bienvenue à Tchassiv Yar, ma nouvelle maison ! » Olga Bihar, la trentaine conquérante et une silhouette de mannequin, saute de sa camionnette d’un air rayonnant. Son treillis militaire, impeccable, se détache sur le manteau neigeux. En cet après-midi de janvier, le Donbass grelotte sous un épais blizzard.

« C’est depuis cette ville que je commande mes 150 artilleurs positionnés autour de Bakhmout. Mon poste de commandement est enterré un peu plus loin. Je suis la première femme du bataillon à atteindre ce niveau de responsabilité, c’est incroyable », dit en souriant l’officière en déambulant au milieu d’un quartier ravagé par les bombes.

Un craquement d’artillerie fend l’air, puis une salve de mitrailleuse se perd dans le ciel. « Un drone russe a dû être repéré », explique Olga Bihar d’un air détendu, tout en dégainant une cigarette électronique.

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Des traînées blanches s’élèvent au-dessus de la ville de Kramatorsk après le lancement, par la défense antiaérienne ukrainienne, de projectiles destinés à neutraliser une menace venue du ciel, le 12 janvier.

Il y a deux ans, cette mère de famille était avocate à Kyiv. Une semaine avant que les troupes du Kremlin ne se lancent à l’assaut de l’Ukraine, elle a foncé mettre son fils à l’abri en République tchèque, puis est revenue se porter volontaire dans l’armée.

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Olga Bihar adossée contre une voiture de son bataillon munie d’un brouilleur de drone (sur le toit) à Tchassiv Yar, une ville du Donbass servant de base à de nombreuses troupes ukrainiennes déployées sur le front de Bakhmout et localisée à 10 km à l’ouest, le 14 janvier.

J’ai grandi dans le Donbass, alors je sais reconnaître l’odeur de la guerre. J’ai compris que Poutine allait nous envahir. J’ai d’abord servi dans l’infanterie, lors de la bataille de Kyiv, puis je suis passée dans l’artillerie lors de la bataille de Bakhmout.

Olga Bihar, 32 ans

Ses faits d’armes l’ont rendue célèbre jusqu’en Russie. Surnommée « la sorcière », vilipendée sur les réseaux sociaux ennemis, elle est aujourd’hui l’une principales femmes à abattre pour les troupes du Kremlin. « Aux yeux des Russes, se faire tuer par une femme est une grande humiliation. Ils ont du souci à se faire : notre armée compte de plus en plus de femmes ! », dit Olga en ricanant avant de rejoindre sa position.

Des femmes partout

À Kramatorsk, la grande ville en arrière du front, les soldates sont en effet omniprésentes. Au centre commercial, des dizaines de combattantes en permission s’adonnent à un peu de shopping, dégustent un café ou défilent chez le coiffeur. Toujours impeccablement maquillées, certaines poussent même la coquetterie jusqu’à s’offrir une manucure à peine sorties des tranchées. Dans cette ville à portée de tirs de l’artillerie russe, les salons de beauté affichent complet.

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Maria, 37 ans, ancienne entrepreneure de la région de Tcherkassy, est aujourd’hui cheffe cuisinière au sein de l’armée ukrainienne. On la voit ici dans un salon de beauté du centre de Kramatorsk. Mariée à un militaire et mère d’une adolescente de 13 ans, elle est engagée dans l’armée depuis une dizaine d’années. Elle continue à se faire faire les ongles toutes les deux semaines car pour elle « une femme reste une femme, même sur la ligne de front ».

Prendre soin de soi aide à maintenir sa santé mentale. C’est un moment suspendu en compagnie d’autres femmes, où je peux parler de ma fille que je ne vois jamais.

Maria, 37 ans

Cette présence féminine sur la ligne de front souligne que l’état-major de Kyiv commence à manquer de soldats. La première vague de civils s’étant portés volontaires pour rejoindre l’armée, en février 2022, a été décimée. Les survivants, mobilisés depuis deux ans, sont souvent épuisés. L’Ukraine fait donc feu de tout bois pour reconstituer ses troupes. Une loi de mobilisation, en cours d’examen au Parlement, devrait bientôt permettre de mobiliser près de 500 000 hommes.

L’armée s’efforce par ailleurs de susciter les vocations chez les Ukrainiennes. Des uniformes féminins ont été introduits en septembre.

Regardez « Ukrainian Female Soldiers Get First Official Women’s Uniforms » (en anglais)

Les postes de combat les plus exposés, comme pilote de char ou sniper, ont été ouverts aux femmes. Beaucoup d’entre elles répondent présentes.

Près de 43 000 Ukrainiennes serviraient aujourd’hui sous le drapeau, soit une augmentation de 40 % par rapport aux effectifs d’avant-guerre. Et le phénomène continue de s’amplifier. Peu à peu happées par la violence, un nombre grandissant de civiles basculent de l’arrière à la ligne de front.

« Je me bats pour mes enfants »

Anastasia Zrozhevskaia appartient à cette catégorie. Installée avec son mari Roman et leurs deux enfants dans un petit appartement de Dnipro, la dernière grande ville avant le Donbass, cette médecin légiste de 34 ans s’est d’abord portée volontaire sur son temps libre pour fournir du matériel de première nécessité aux soldats. Face à l’échec de la contre-offensive ukrainienne, l’été dernier, elle a décidé de rejoindre les « Hospitaliers », une unité médicale chargée d’évacuer les blessés du champ de bataille. En septembre, Anastasia a été envoyée à Avdiïvka, une cité minière du Donbass tombée dans l’escarcelle du Kremlin le 17 février.

« Ma mission consiste à patienter en arrière des combats et à foncer vers le point d’évacuation pour récupérer les blessés, 500 mètres derrière les tranchées. C’est très dangereux. Au cours d’une mission, une bombe russe de 500 kg a explosé à quelques dizaines de mètres de nous. J’ai cru ne plus jamais revoir mes enfants », explique-t-elle en caressant les chevelures d’or de Lev, 2 ans, et de sa sœur Zlata, 4 ans. Les deux bambins sont encore trop jeunes pour comprendre les risques encourus par leur mère. Roman, en revanche, comprend-il le dévouement de sa femme ? « Cela crée quelques tensions », dit pudiquement Anastasia, sans s’étendre davantage.

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Anastasia Zrozhevskaia, avec sa fille Zlatozlava, 4 ans, dans le salon de leur appartement familial à Dnipro

Je me bats pour mes enfants. Je veux qu’ils grandissent dans une société européenne, avec une démocratie, qu’ils soient respectés en tant que citoyens et non pas méprisés par leur élite tels de vulgaires esclaves, à la manière des Russes.

Anastasia Zrozhevskaia, 34 ans

Se préparer au pire

De véritables filières d’entraînement spécialement conçues pour les femmes voient le jour partout en Ukraine. À Kyiv, Darya Trebukh a créé il y a un an une association visant à enseigner le maniement des armes à de petits groupes de femmes. Un peu plus de 1000 élèves ont été formées en un an. « Certaines veulent savoir réagir en cas de retour des soldats russes. D’autres sont mal à l’aise avec la prolifération des armes dans notre société et veulent pouvoir réagir en cas de problème. Une bonne moitié se prépare enfin à rejoindre l’armée », explique-t-elle en déposant un sac rempli de mitrailleuses au beau milieu d’un parc de la capitale ukrainienne.

Neuf silhouettes apparaissent au loin, chancelant sur un chemin verglacé. Avec leur matelas en mousse sous le bras et leurs bonnets multicolores, les élèves du jour ressemblent davantage à une bande de yogis du dimanche qu’à de futures soldates. Quelques minutes plus tard, elles sont pourtant agenouillées dans la neige et démontent une kalachnikov de leurs doigts rougis par le froid. Au bout d’une demi-heure à ausculter leurs armes, elles passent au perfectionnement de leur posture de tir. Puis vient la séance du lancer de grenades.

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Elmira, cheffe de produit de 30 ans, lors d’une formation au combat, le 21 janvier

Les sourires sont rares. Chacune de ces combattantes en herbe a conscience que les balles à blanc pourraient, un jour, ne plus être factices. « Les combats sont partis pour durer et tout le monde finira par devoir prendre part à la défense du pays, d’une façon ou d’une autre. Alors j’ai décidé de me préparer pour être prête en cas de besoin », explique Elmira Timirova, 30 ans, cheffe de produit dans une jeune pousse informatique. À ses côtés, son amie Katerina Rudenko acquiesce de la tête, ses immenses yeux bleu-gris perdus dans le vague. « Il est désormais clair que cette guerre sera longue. La Russie possède une armée gigantesque et ne laissera pas l’Ukraine en paix. Les femmes ne sont pas concernées par la mobilisation, mais cela pourrait bien finir par être le cas. Ce jour-là, je ne veux pas être prise au dépourvu », murmure-t-elle tristement. Une alerte antiaérienne fend soudain l’atmosphère. À l’heure d’entrer dans sa troisième année, la guerre n’a pas fini de dévorer l’Ukraine.