Il y a de la visite rare à la salle Jean-Claude-Germain, avec l’arrivée de S’enjailler, une pièce dont la langue vernaculaire métissée et décomplexée a peu souvent la chance d’être entendue sur nos scènes. Portrait vibrant de quatre amies dépareillées, mais unies pour la vie.

Pour son tout premier texte de théâtre, l’interprète et dramaturge Stephie Mazunya a choisi de lever le voile sur le quotidien de quatre milléniales montréalaises : Naïca, Safia, Chloé et Keza. Toutes sont inscrites à l’université (qui en comptabilité, qui en médecine ou en études féministes), mais leurs conversations dépassent de loin leur cursus universitaire.

Dans le sofa minimaliste de leur appartement partagé, ces femmes afrodescendantes discutent d’amour, de sexualité, d’avenir à inventer et du besoin de s’émanciper. Dans la même minute, elles peuvent s’enflammer sur les fesses de Kim Kardashian, décortiquer le contenu de Pornhub, s’interroger sur les séquelles de la colonisation ou se lancer au visage leurs quatre vérités.

L’héritage parental

Ce polaroïd vitaminé d’une jeunesse dont les racines s’étendent jusqu’au Rwanda, au Sénégal ou en Haïti se déploie dans une langue qui puise allégrement dans l’anglais, le créole, les expressions africaines... Le titre même de la pièce s’inspire d’un mot utilisé en Côte d’Ivoire qui signifie s’amuser, faire la fête.

Or, l’heure n’est pas toujours aux festivités pour ces quatre-là. S’affranchir de l’héritage parental n’est pas affaire aisée.

Les relations amoureuses, interraciales ou pas, comportent leur lot de défis... Entre les diktats de la religion, les espoirs des parents à combler et leur propre soif de liberté, la navigation peut être compliquée.

PHOTO VALÉRIE REMISE, FOURNIE PAR LE CENTRE DU THÉÂTRE D’AUJOURD’HUI

La dramaturge Stephie Mazunya interprète aussi le rôle de Keza dans la pièce.

Les interprètes de ce quatuor iconoclaste, néanmoins soudé, tirent toutes très bien leur épingle du jeu. Malube Uhindu-Gingala est particulièrement lumineuse dans le rôle de Chloé, jeune queer qui rêve de faire de la musique avec Beyoncé. Stephie Mazunya est touchante dans celui de la naïve Keza, tandis que Naïla Louidort campe avec aplomb celui de Naïca, comptable fraîchement diplômée coincée dans une relation qui ne la satisfait qu’à moitié. Carla Mezquita Honhon complète avec brio le tableau dans le rôle de Safia, jeune féministe pétrie de contradictions.

Mise en scène très efficace

La metteure en scène Sophie Cadieux a su insuffler à l’ensemble le rythme qu’il faut pour garder le public en alerte. Dans cette pièce où on ne sait jamais où les méandres de la conversation vont nous mener, les tableaux s’enfilent, les répliques claquent, les rires fusent. On est dans la vie qui vibre, quoi !

Toutefois, ceux qui, comme l’auteure de ces lignes, ne maîtrisent pas la langue ici parlée, mettront un certain temps à se faire l’oreille et devront accepter de ne pas toujours tout comprendre jusque dans le moindre mot. Mais la plume nuancée de l’auteure, conjuguée à la mise en scène très efficace de Sophie Cadieux, nous permet de saisir ce qui se trame dans toutes les couches du texte. Ce qui n’est pas rien. Surtout pour un premier texte.

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S’enjailler

S’enjailler

Texte de Stephie Mazunya, mise en scène de Sophie Cadieux. Avec Stephie Mazunya, Naïla Louidort, Carla Mezquita Honhon et Malube Uhindu-Gingala.

Salle Jean-Claude-Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Jusqu’au 11 mai

7/10