Près de 10 ans après l’aventure de Five Kings, Olivier Kemeid retourne dans la forêt shakespearienne à ses risques et périls. Dans La vengeance et l’oubli, c’est l’histoire d’Hamlet qu’il transpose dans le Québec d’aujourd’hui. Mais attention, rien ne se passera comme prévu…

L’auteur et metteur en scène nous accueille dans la salle de répétition du Théâtre de Quat’Sous qu’il a dirigé pendant sept ans – jusqu’au mois d’août dernier. « Je suis ici en famille, se réjouit Olivier Kemeid, mais je suis surtout heureux de pouvoir compter sur le regard extérieur de Catherine [Vidal] et Xavier [Inchauspé] » – les nouveaux codirecteurs.

« La forêt shakespearienne. » L’expression est de lui. Elle lui est venue lorsqu’il travaillait sur Five Kings, un assemblage de cinq pièces de Shakespeare (Richard II, III, Henry IV, V et VI). Retourner dans cette forêt touffue demeure un défi, nous dit-il. « On peut s’y perdre, il y a des endroits où les ronces sont serrées, d’autres endroits où il y a des clairières où l’on voit un peu mieux, mais c’est toujours exaltant. »

La genèse

Pour comprendre le germe qui a mené à l’écriture de cette pièce, il faut remonter aux années d’études du jeune Olivier, en écriture dramatique à l’École nationale de théâtre.

« C’était en 2002, se rappelle Kemeid. Mon parrain d’écriture était Wajdi Mouawad, qui dirigeait le Quat’Sous, et qui écrivait Incendies. Il m’avait prêté un livre de Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet – Le dialogue de sourds, qui remettait en question de façon mi-ludique, mi-sérieuse le meurtre du roi du Danemark par son frère Claudius. En gros, il se demandait pourquoi on croirait le spectre. Depuis quand les morts disent la vérité ? »

L’idée d’écrire une pièce en s’inspirant de ce livre fait tranquillement son chemin, mais la vie le mène ailleurs. Five Kings rallume son intérêt pour adapter Hamlet, et à la fin de son mandat comme directeur artistique, l’été dernier, il s’est dit : « C’est le moment de m’y mettre. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Olivier Kemeid

Mais voilà, après qu’il a écrit quelques scènes, son père meurt. C’était au mois de juillet. Et même s’il s’est éteint à la suite d’une longue maladie, le coup est dur à encaisser. Le parallèle avec la mort du père (dans sa pièce) est trop difficile à soutenir. Au mois de septembre dernier, il n’avait toujours rien de concret à donner à ses acteurs. Puis, petit à petit, au cours de l’automne, l’échéance se rapprochant, il plonge.

Oubliez le royaume du Danemark, nous sommes au Québec. Aujourd’hui.

Un père meurt d’une maladie. Il était professeur de théâtre. Son fils, qui lui aussi fait du théâtre, veille sur lui. Mais quelques mois après son décès, sa mère (Mireille Naggar) lui annonce qu’elle est en couple avec son oncle (Richard Thériault), le frère de son père. C’est alors qu’apparaît le spectre du père, qui annonce à son fils que c’est son frère qui l’a tué... Il l’encourage d’ailleurs à le venger.

La vengeance et l’oubli prend alors la forme d’une enquête. Est-ce que le spectre dit vrai ? Quelle est l’origine de la relation entre la mère et l’oncle ? Quelles sont les motivations véritables de cet oncle ? Le père est-il blanc comme neige ou traîne-t-il des squelettes dans son placard ? Quel est l’état de santé mental du fils ?

Parallèlement à cette histoire, le fils (Gabriel Lemire) rencontre une fille, Ophélie (Anna Romagny), de qui il tombe amoureux. Mais elle aussi a un secret, qu’elle finira par lui avouer. Un fils de plus en plus désemparé, qui se confie pendant toute la durée de la pièce à un ami (Sasha Samar), dont il remet en question par moments la fidélité.

La relation père-fils

Il reste qu’avec cette nouvelle pièce, Olivier Kemeid continue de creuser le sillon de la relation père-fils, abordé de front dans L’Énéide, Moi, dans les ruines rouges du siècle ou encore dans Furieux et désespérés...

« L’idée de la transmission et du legs m’intéresse, nous dit Olivier Kemeid. Qu’est-ce qu’on reçoit ? Qu’est-ce qu’on redonne ? C’est quelque chose qui me traverse comme fils d’exilé, d’immigré égyptien. André Malraux disait : “Un héritage, ça se conquiert.” Ce n’est pas vrai qu’on ne fait que recevoir. Il y a des choses qu’on reçoit malgré nous, mais il y a des choses qu’on va chercher ou qu’on décide de ne pas prendre... »

Mais l’absence du père permet aussi de parler de la relation mère-fils, croit Olivier Kemeid, qui évoque aussi, de manière symbolique, le besoin de « tuer le père » dans l’œuvre de Shakespeare.

Tuer le père est une manière de tuer le pouvoir, le patriarcat, l’autorité oppressante. Il y a de cela chez Shakespeare. Ce n’est pas un roi pour rien. Il y a un roi qui meurt, donc il y a un ordre qui est fini, il y a un nouveau monde qui va commencer. Cette bascule-là m’intéresse. On ne veut pas concourir à notre propre disparition, mais pour que nos enfants soient complètement libres, c’est dans l’ordre des choses, il faut disparaître.

Olivier Kemeid

Comment explique-t-il la présence de ces spectres à travers ses pièces – L’Énéide, Moi, dans les ruines rouges du siècle... ?

« Je pense qu’il y a un lien avec le dialogue que j’ai poursuivi avec mon grand-père égyptien, qui m’a donné le goût de l’écriture. J’ai l’impression que les exilés vivent avec des spectres de leur vie passée, de leur culture, parfois avec des membres de leur famille qui ne les ont pas accompagnés, qui sont restés là-bas, donc je pense que j’ai un peu hérité de ça. »

De la vengeance, donc, on voit bien le parallèle avec la pièce de Shakespeare, dans laquelle le spectre du roi Hamlet apparaît au fils et l’informe qu’il a été assassiné par son frère et invite donc son héritier à le venger, mais de quel oubli parle-t-on exactement dans cette relecture ?

« Il faut faire de la place dans notre mémoire, répond Olivier Kemeid. Les gens qui ont vécu des traumatismes restent figés sur des images qu’ils doivent apprendre à sortir de leur mémoire, sans les oublier totalement. L’oubli est aussi ici une forme de pardon, une façon de mettre fin au cycle de vengeance. »

Depuis qu’il a quitté ses fonctions de directeur artistique au Quat’Sous, c’est son travail d’auteur qu’il retrouve avec le plus de plaisir. Outre la production de La vengeance et l’oubli, son roman Le vieux monde derrière nous, lancé il y a deux ans aux éditions Leméac, sera publié en France au mois d’août prochain. Olivier Kemeid travaille également sur un scénario de film et sur une autre pièce.

« Il faut du temps pour écrire, nous dit l’auteur. Il faut du temps pour flâner. Donc je suis content de pouvoir me consacrer à ça [au flânage] pour travailler sur de nouveaux projets. »

La vengeance et l’oubli au Théâtre de Quat’Sous, jusqu’au 11 mai

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Qui est Olivier Kemeid ?

Olivier Kemeid est un auteur, scénariste et metteur en scène d’origine égyptienne (par son père). Il est le fondateur de la compagnie Trois Tristes Tigres.

Il a notamment écrit les pièces L’Énéide (2009), Moi dans les ruines rouges du siècle (2012), Furieux et désespérés (2013) et Five Kings (2015).

Il a été directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous de 2016 à 2023.

Il a aussi coécrit Le Projet Riopelle avec Robert Lepage et Steve Blanchet ; écrit Icare, mis en scène par Victor Pilon et Michel Lemieux, et Toruk du Cirque du Soleil.