Si pour Camus la seule question philosophique vraiment sérieuse est le suicide, que devient cette question à l’heure de l’aide médicale à mourir ? Catherine Mavrikakis pousse la réflexion très loin dans son nouveau roman, Sur les hauteurs du mont Thoreau, non sans ironie et avec beaucoup d’humour.

Je suis allée de surprise en surprise en lisant cette histoire fascinante, aux limites de l’anticipation à laquelle Mavrikakis aime parfois se frotter. Quatre sœurs se rendent à la très chic clinique de la docteure Clarissa Gardner, spécialiste de la mort mondialement reconnue et avide lectrice du philosophe Thoreau, qui propose à fort coût de transformer sa fin de vie en une œuvre d’art, dans cette espèce d’idée un peu hautaine qu’il est possible de la transcender.

Ainsi Rose, la plus jeune de la famille Leroy, atteinte d’un cancer incurable, accompagnée de ses sœurs Merline, Alexandrine et Léonie, devra créer de grandioses adieux, soutenue par un célèbre metteur en scène qui s’est reconverti dans ce type de soins à la mode. Mais rien ne se passera comme prévu. Car vouloir tout contrôler, même la mort, est une illusion. Et la vie est bien souvent une absurde comédie.

« J’aime les romans qui foutent la merde », me lance Catherine Mavrikakis, ce qui me fait sourire, car elle est redoutable dans ce domaine, c’est pourquoi je ne rate aucune de ses publications, et ce dernier titre est un grand cru.

Depuis Deuils cannibales et mélancoliques, son premier livre de fiction publié en 2000, la mort est l’un des thèmes centraux de son œuvre. Près de 25 ans plus tard, on pourrait dire que l’écrivaine et professeure de littérature en a fait une spécialité, et Sur les hauteurs du mont Thoreau se moque tout autant de l’arrogance de la médecine que de ceux qui détiennent le pouvoir dans le monde culturel. C’est donc un peu d’elle qu’elle se moque aussi. « Clarissa Gardner est une grande manipulatrice de la mort, elle réussit très bien, explique-t-elle. Une chose qui m’intéresse beaucoup, c’est la fidélité à soi. Est-ce qu’en vieillissant, on peut rester fidèle à soi-même, à ce que l’on voulait être ? C’est très difficile. Clarissa ne se pose plus de questions, et elle va beaucoup trop loin. »

On pourrait aussi voir dans ce roman une critique de « l’art-thérapie » de la part d’une prof qui enseigne la création. « J’ai l’impression qu’on est en train d’essayer de trouver une utilité à la littérature, note-t-elle. Ce serait donc bien que les gens puissent écrire, que ça les aide à vivre et à mourir. Je ne dis pas que ce n’est pas bien, mais le tricot aussi, ça aide, tu comprends. Tout le monde veut devenir écrivain, ou artiste. Si tu savais le nombre de gens qui me demandent de l’aide pour écrire, c’est hallucinant ! »

Ces questions animent Catherine Mavrikakis qui, à 63 ans, songe à sa retraite. Que voulait-elle donc être à ses débuts dans l’enseignement, dans l’écriture ?

Elle réfléchit en silence avant de répondre. « J’aurais voulu dire la vérité. J’aurais voulu amener les gens vers une certaine vérité dans l’écriture, et je me suis aperçue que parfois, pour que cela arrive, il ne faut pas toujours la dire, il faut attendre que les gens la découvrent. Être entendu, ce n’est pas toujours parler. Par ailleurs, ça va, je trouve qu’on rate toujours sa vie et je l’ai bien ratée ! »

C’est quand, la liberté ?

La clinique de Clarissa Gardner a beau être luxueuse et professionnelle, cette idée de faire de sa mort une performance artistique serait pour moi un véritable cauchemar. En fait, c’est beaucoup ce qu’on nous demande aujourd’hui, de performer jusqu’à la fin, de performer à mort, de quoi espérer la mort subite. « Exactement, dit-elle. Il faut que ce soit beau, et vivre ça suivant un protocole, qu’il soit médical, ou créatif, c’est ce dont je voulais me moquer. Je veux dire, c’est où, la liberté, c’est quand, la liberté ? On ne meurt même pas libre ! »

Catherine Mavrikakis souligne qu’elle n’a pas voulu écrire un roman à thèse ou un essai sur l’aide médicale à mourir ni s’attaquer en particulier à notre système de santé, c’est pourquoi l’intrigue se déroule aux États-Unis, dans une clinique privée. « Je voulais critiquer par la bande, et qu’on soit dans une économie néolibérale, dans une clinique de riches, où les gens ont le droit d’aller mourir en payant. En fait, je voulais travailler sur les médecins. Parce que je trouve que toutes nos décisions par rapport à ça passent toujours par les médecins et non pas, disons-le comme ça, par des discussions philosophiques. Donner aux médecins l’autorité de nous dire si c’est OK ou pas, c’est quand même leur donner beaucoup de pouvoir. »

Il y a quelque chose du médecin qui est totalitaire dans notre société très biomédicale, on l’a vu avec la pandémie. Ce sont eux qui décidaient de nos vies.

Catherine Mavrikakis, autrice

Mavrikakis voit tous les jours dans sa classe l’impact de la pandémie et des confinements sur ses étudiants, qui jouent parfois à des jeux vidéo dans sa face, pendant ses cours. « Ce n’est pas de leur faute », croit-elle, en rappelant qu’on les a mis devant Zoom pendant une longue période.

Pour l’écrivaine qui a beaucoup étudié le sujet de la peine de mort, dans un essai comme Condamner à mort ou son roman Les derniers jours de Smokey Nelson, la goutte qui a fait déborder le vase est lorsqu’on a commencé à parler de l’aide médicale à mourir pour les personnes souffrant de maladies mentales. Précisons ici une chose : Catherine Mavrikakis est tout à fait pour l’aide médicale à mourir, en particulier pour soulager des souffrances terribles. Mais elle s’interroge sur les injustices qui peuvent donner envie de mourir, par exemple la précarité ou l’extrême solitude qui peuvent causer des problèmes de santé mentale. Nous évoquons le très beau texte de l’écrivaine Élise Turcotte paru dans Le Devoir dans lequel elle se demande où est « l’aide médicale à vivre ».

« Combien de fois j’ai eu envie de mourir, tu vois ce que je veux dire ? », me dit Catherine. Je comprends tout à fait. Vieillir, c’est parfois avoir accepté un jour de ne pas se tuer, quand tout nous y poussait. « Je me suis dit, mon dieu, il y a peut-être un problème de société. Il me semble qu’on pourrait penser d’abord à aider les gens. »

Mais pendant qu’on y est, que serait pour Catherine Mavrikakis la mort idéale ? « Ne pas la sentir. Sans histoire. Mourir sans le savoir. Ma mère a toujours dit qu’elle voulait mourir dans son sommeil, et c’est ce qui lui est arrivé, à 94 ans. Elle a eu la mort qu’elle voulait. Avant, j’étais assez contre ce que ma mère disait, je pensais qu’il fallait voir sa mort. Mais ça, c’est la posture de l’écrivain qui veut savoir. »

En librairie le 3 avril

Sur les hauteurs du mont Thoreau

Sur les hauteurs du mont Thoreau

Héliotrope

339 pages