La ludopathie coule dans les veines des femmes de sa lignée maternelle, ce que Lula Carballo nous avait raconté dans l’irrésistible Créatures du hasard en 2018, son premier livre. Elle m’avait confié en entrevue son amour pour sa grand-mère, disparue prématurément à 54 ans, après avoir ruiné la famille.

On se dit qu’avec un tel penchant familial, il serait prudent d’éviter les machines à sous, mais Lula Carballo a tout de même travaillé dans un casino il y a plus de 10 ans, attirée par un bon salaire pendant qu’elle était étudiante, et probablement aussi pour mieux comprendre la mécanique du jeu compulsif qui gâche tellement de vies. Or, elle n’est pas tombée dans le piège du jeu, mais sous le charme d’une riche joueuse, Madame B., qui avait les moyens de claquer quotidiennement une fortune, ce qui lui valait le statut de VIP.

« Avec Créatures du hasard, je voulais parler de l’impact du jeu compulsif chez les femmes pauvres, qui essayent de s’en sortir, explique-t-elle. Le casino m’a fait comprendre que la ludopathie n’a pas de classe et qu’on y perd la notion de l’argent. C’est encore plus grave maintenant qu’on peut jouer en ligne, c’est en lien direct avec ta carte de crédit. C’est très silencieux, sournois et solitaire. »

Ce qu’il y a de tragique avec cette dépendance est qu’on la comprend mal. Elle peut mener à une grande détresse, voire à la dépression. Et pourtant, déplore-t-elle, on vend des billets de loterie à la pharmacie où on va acheter des antidépresseurs...

C’est assez facile de savoir pourquoi une personne pauvre veut gagner au jeu, mais pourquoi une millionnaire va toutes les nuits au casino ? Pourquoi, alors qu’elle a déjà tout, et qu’elle n’a rien à perdre ni à gagner ? Parce que ce n’est pas viable, le casino, qui ne va jamais donner un jackpot assez immense pour compenser le temps et l’argent perdu.

Lula Carballo

« C’est ce qui m’a fascinée, en fait : le côté glauque, plate et perdu d’avance, un peu comme une métaphore de la vie », ajoute-t-elle.

Maquina dépeint un monde qu’on ne peut comprendre si on ne le fréquente pas, et l’auteure nous offre un regard privilégié sur sa faune, avant de nous faire basculer rapidement dans ses propres obsessions à elle. Avec la chic Madame B., c’est un véritable coup de foudre, qui la mènera loin, jusqu’à ce roman que j’ai lu en une journée, comme d’autres tapent sur une machine jusqu’à épuisement des stocks.

Le personnage qui obsède la narratrice a bel et bien existé dans la vie de Lula. « À travers vous, écrit-elle, je vois toutes les femmes de ma lignée. Et je comprends que pour vous survivre, je devrai signer un pacte avec la fiction. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Lula Carballo, dans le décor du restaurant Miracolo

L’écriture est l’autre obsession de Lula Carballo, qui soutient que ce deuxième livre a failli avoir sa peau. Dans le fabuleux décor kitsch du restaurant Miracolo, elle me montre ses calepins de notes envahis d’une écriture fine ou de dessins, et elle-même a l’air d’un personnage de fiction. Un visage à la Amélie Poulain, tirée à quatre épingles, un adorable accent espagnol. Lula m’émeut depuis notre première rencontre en 2018 pour Créatures du hasard, car j’avais reconnu dans les femmes flyées de sa famille en Uruguay une grande parenté avec les miennes au Québec. Pendant cette entrevue, elle m’avait fait part de sa passion pour la chanteuse Marjo, qui lui a donné envie de parler français, en plus de lui rappeler la fougue de sa grand-mère. On finit par oublier comme journaliste, à enfiler les textes, ce qu’un article peut avoir comme impact, car après celui-là, Marjo a contacté Luna qui a été émue comme toute groupie. Depuis, elle m’envoie en privé des extraits de shows de Marjo qu’elle ne rate pas.

On dirait que Lula Carballo a une forte propension à l’admiration, et plus particulièrement envers les femmes de caractère de plus de 50 ans. Qu’est-ce qu’elle avait cette Madame B. pour autant la fasciner ?

« Elle était incroyable, répond Lula. Elle était tellement sublime, avec ses lunettes Tom Ford, ses cheveux parfaits, genre Nana Mouskouri de 60 ans, le teint basané. La typique joueuse exécrable, elle m’a éblouie. Quand je l’ai connue, je savais que c’était mon personnage. Mais j’étais tellement accro à cette femme que je ne pouvais pas écrire sur elle à l’époque, je n’avais pas la maturité pour le faire non plus, je n’avais même pas encore publié. »

Lula affirme qu’elle a toujours été admirative des femmes qui ont 30 ans de plus qu’elle, celles qui lui donnent envie de vieillir. « Je les trouve magnifiques. C’est facile d’être belle quand on est jeune. La force et la beauté de ces femmes-là sont sublimées fois dix. Elles sont en dehors des normes imposées. J’habite seule, je n’ai pas d’enfant, on dirait qu’il me reste la vieillesse et je veux me rendre là forte et en santé, parce que je trouve ça beau. »

Je trouve les femmes belles quand elles ne sont plus mamans, quand elles sont libres.

Lula Carballo

Il est très possible que vous ressentiez quelques frustrations en lisant Maquina, mais c’est le but, puisque le roman a été savamment construit pour reproduire l’insatisfaction constante du jeu compulsif dans la relation entre la narratrice et Madame B, qui la fait languir. « J’ai développé une obsession pour une joueuse qui a eu sur moi le même effet qu’une machine, parce qu’elle ne me donnait rien ou très peu. L’analogie dans ce projet, c’est la machine à sous, la machine à écrire et le système capitaliste comme machine. »

En quelque sorte, Maquina est un livre qui nous enferme dans cette dynamique, mais qui finit par s’ouvrir de façon étonnante sur la puissance de l’art et du hasard, dans l’espoir d’une rencontre à New York avec Madame B. à une exposition sur Leonard Cohen et sa « machine à poésie », et tout ça est vraiment arrivé. « Tout ce que j’écris est lié à une expérience réelle dans ma vie », précise celle qui voit dans l’écriture une performance artistique, en ajoutant que Maquina a été conçu comme un long poème de 200 pages, et une ode aux fascinations. Lula Carballo l’avoue, elle a une personnalité compulsive. Depuis Madame B., elle a transposé son obsession sur Sophie Calle (à qui Maquina est dédié), qu’elle est même allée rencontrer 15 minutes à Paris – « les 15 minutes les plus chères de ma vie », note-t-elle. Le récit hallucinant de cette aventure me renverse, et m’intéresse aussi, puisque ce sera l’objet de son prochain livre, qui abordera les limites de l’admiration.

Et si j’étais en train de développer une obsession à propos de Lula Carballo ?

Maquina

Maquina

Leméac

186 pages