La scène rappelle un peu celle de Denise Bombardier lorsqu’elle a déculotté Gabriel Matzneff sur le plateau de Bernard Pivot. Nous sommes en 2006, à l’émission Tout le monde en parle de Thierry Ardisson, trois ans après la mort de l’actrice Marie Trintignant sous les coups de Bertrand Cantat lors d’un tournage à Vilnius. La chanteuse et actrice Lio déboulonne fermement les arguments sur « l’amour-passion » évoqués dans un livre que Muriel Cerf vient de publier sur l’affaire.

Lio sort tout : le nombre de coups, le visage détruit de Marie, l’attente interminable avant d’appeler une ambulance, les changements dans les témoignages de Cantat, et elle martèle : « L’amour n’apporte pas la mort. »

Visionnez le segment de Tout le monde en parle

Ce jour-là, Lio a donné une formidable leçon à la jeune femme que j’étais et qui avait plus ou moins accepté la version « romantique » de ce cas terrible dont on souligne les 20 ans aujourd’hui. Soit celle d’une soirée arrosée entre deux amoureux fous qui a mal tourné. Je n’étais même pas une fan du groupe Noir Désir, que je connaissais à peine. Mais j’ai grandi dans un monde où l’on acceptait comme une vérité le « crime passionnel », comme si la passion pouvait excuser la violence. C’est Lio qui avait raison : l’amour n’apporte pas la mort. Et dans les années qui ont suivi cette déclaration sur le plateau d’Ardisson, très et trop lentement, les détails glaçants entourant ce meurtre ont fini par nous convaincre que c’était loin d’être un « accident », tandis que Cantat, après qu’il eut purgé quatre ans de prison, tentait de faire son retour sur scène – ce qu’il a presque réussi jusqu’à #metoo.

Par son immense portée médiatique, cette affaire est probablement celle qui a fait le plus réfléchir sur la réalité de la violence conjugale, et j’aimerais vous dire que les choses ont changé depuis.

Certes, on ne dit plus « crime passionnel » et on a maintenant accepté le terme « féminicide », mais si le nombre de femmes violentées et tuées par leur conjoint ne baisse pas, c’est que le problème n’a aucunement reculé.

En France, « vingt ans après le meurtre de Marie Trintignant, les violences faites aux femmes continuent de progresser, avec un bond de 21 % en 2021. Cette année-là, 122 femmes ont été tuées par leur partenaire ou ex-partenaire », rappelle la journaliste Anne-Sophie Jahn dans le livre Désir noir, récemment publié chez Flammarion. Une solide enquête que je vous conseille de lire sur les circonstances de la mort de Marie Trintignant, mais aussi du suicide en 2010 de la conjointe de Cantat, Krisztina Rády, dont on ne parle pas assez, car c’est une autre victime dans son sinistre sillage.

Mais qui a-t-on plaint après ce suicide ? Le pauvre Bertrand, encore « victime » d’une tragédie… en oubliant que ce sont six enfants qui sont orphelins de mère aujourd’hui avec les disparitions de Trintignant et de Rády. Dans le rayon du showbiz, on a été bien moins indulgents envers Sinéad O’Connor qui n’a fait que déchirer une photo du pape.

Krisztina Rády avait volontairement fait silence sur les violences dont elle a été victime de la part de Cantat pour le protéger lors de son procès (tout l’entourage du chanteur s’était rallié à ce silence), mais, avant de mourir, elle a laissé un long message à ses parents sur leur répondeur à propos de l’enfer que lui faisait vivre son partenaire. Anne-Sophie Jahn explique très bien combien il est difficile d’enquêter sur Cantat, l’omerta qui entoure ses comportements, l’ascendant qu’il a encore sur ses fans, la complaisance de certains médias envers le chanteur d’un groupe mythique et la façon dont la mort de Krisztina Rády a été trop rapidement classée par les autorités.

« Tout bouge et rien ne bouge, parce que les hommes ne veulent pas perdre leurs privilèges », a résumé Lio dans un entretien au journal Libération pour les 20 ans de la mort de Marie Trintignant.

J’étais heureuse qu’on lui donne la parole, car elle a payé très cher dans sa carrière d’avoir été l’une des rares à dénoncer cette lecture édulcorée de l’affaire.

« Je ne suis pas pour les autodafés, jamais, a-t-elle déclaré à propos de la musique de Bertrand Cantat. Que ceux qui veulent continuer d’écouter ses disques chez eux le fassent. Un salopard peut avoir du talent. Mais pas d’honneur pour les violeurs, les violents. J’aimerais saluer le courage d’Adèle Haenel et Céline Sciamma quand elles ont quitté les Césars. Bertrand Cantat peut écrire pour d’autres, sans monter sur scène, sans qu’on l’applaudisse. Et à ceux qui disent qu’il a payé sa dette, je réponds : quatre ans de prison, c’est ce que vaut la vie d’une femme ? »

Au fond, le sujet n’a jamais été Bertrand Cantat lui-même, mais tout ce qui l’a entouré et protégé : une culture et un système qui restent toujours à déconstruire, 20 ans après le meurtre de Marie Trintignant.