Lancé le 9 août 1948, Refus global aura 75 ans dans quelques jours. Fort d’une réputation de modernisme qui n’a pas pris une ride, le manifeste constitue-t-il ce texte prophétique ayant mis fin à la Grande Noirceur et ouvert le chemin de la Révolution tranquille comme on a parfois tendance à le résumer ? De nos jours, sa relecture apporte des nuances.

Refus global demeure un texte phare dans l’histoire artistique, politique, culturelle et sociale du Québec. Les œuvres dont la résonance est aussi forte trois quarts de siècle après leur sortie sont très rares. De plus, créateurs, chercheurs et historiens continuent de l’examiner, de l’interpréter et de questionner sa place dans l’histoire. Un signe indéniable de sa valeur comme de sa portée historique.

C’est notamment le cas de Sophie Dubois, dont la thèse de doctorat, déposée en 2014 au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, a été publiée trois ans plus tard dans un ouvrage intitulé Refus global : Histoire d’une réception partielle.

« Le regard que je porte sur le manifeste est à contre-courant du discours réduisant le Refus global à un texte politique contre la Grande Noirceur, le duplessisme, le cléricalisme, dit-elle. On en fait une lecture plus sociopolitique et beaucoup moins artistique. Alors que le texte dans le recueil original est un manifeste artistique. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Sophie Dubois est aujourd’hui professeure de littérature au collège Lionel-Groulx.

De cette affirmation, il faut retenir deux mots : texte et recueil. Car Refus global est en fait le premier d’une série de huit textes qui forment ce recueil accompagné d’illustrations des Automatistes.

Un lexique intitulé « Commentaires sur des mots courants », trois pièces du dramaturge Claude Gauvreau, un essai du futur psychiatre Bruno Cormier sur l’évolution de la forme, une conférence de la chorégraphe Françoise Sullivan sur la danse et un essai de Fernand Leduc suivent le texte du manifeste.

« Si on lit le texte de Borduas à côté de ceux de Claude Gauvreau ou de Françoise Sullivan, on le relit comme un texte artistique », croit Mme Dubois.

Au bon moment

Le manifeste a été lancé le lundi 9 août 1948 à la Librairie Tranquille, célèbre boutique du 67, rue Sainte-Catherine Ouest dont le propriétaire, Henri Tranquille, est reconnu pour sa pensée avant-gardiste et son refus d’obéir aux politiques du clergé de mise à l’index de certains ouvrages, dont ceux de Balzac, Zola, etc.

PHOTO D’ARCHIVES DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE, FONDS HENRI TRANQUILLE

La Librairie Tranquille du 67, rue Sainte-Catherine Ouest, à une date inconnue. Henri Tranquille a tenu boutique à cet endroit de 1948 à 1974.

Plusieurs médias couvrent le lancement du recueil et se prononcent sur son contenu, mais, quelques semaines plus tard, coup de tonnerre, Borduas est congédié de l’École du meuble où il enseignait. L’intérêt médiatique prend alors une autre tournure. « Le nœud qui fait de Refus global un texte subversif est davantage le congédiement de Borduas que le texte lui-même », croit Sophie Dubois.

PHOTO ARCHIVES FONDS LA PRESSE, BANQ

Le libraire Henri Tranquille en 1975

Douze ans plus tard, la mort de Borduas, le 22 février 1960, survient entre celle de Maurice Duplessis (le 7 septembre 1959) et l’élection des libéraux de Jean Lesage (le 22 juin 1960). Il n’en faut pas plus pour que certains l’identifient comme le passeur entre la Grande Noirceur et la Révolution tranquille.

Or, ce que les Automatistes refusent n’est pas uniquement la Grande Noirceur, plaide Sophie Dubois. « Leur refus est, justement, plus global. Ils refusent toute la civilisation chrétienne depuis le XIIIe siècle. Une civilisation basée sur la raison, l’intention et l’idée de faire quelque chose “dans le but de”... et qui refuse donc toute espèce d’émotivité, de sensibilité, de spontanéité et d’intuition qui est la façon de penser des signataires. »

La réflexion d’une enfant

La cinéaste Manon Barbeau a aussi questionné le manifeste dans son documentaire Les enfants de Refus global (ONF) sorti en 1998. Fille du peintre Marcel Barbeau, un des signataires du document, elle lève le voile sur l’impact, parfois très négatif, pour les enfants des signataires de leur credo de liberté.

« Certains d’entre eux, dont mon frère François, ont été extrêmement fragilisés sur le plan psychologique, dit-elle en entrevue. Mon frère a été un des sacrifiés de l’histoire. J’ai voulu le faire exister par mon film, lui donner la parole. C’était ça, ma première motivation. Je suis allée à la rencontre d’autres enfants des Automatistes parce que j’avais besoin de comprendre si j’étais la seule à l’avoir vécu de cette façon. »

PHOTO MICHÈLE PÉRUSSE, FOURNIE PAR L’OFFICE NATIONAL DU FILM

Manon Barbeau et son frère François dans le documentaire Les enfants de Refus global

Dans un passage très percutant, la cinéaste affronte son père sur l’abandon parental que son frère François et elle ont vécu. La fille de Manon Barbeau, Anaïs Barbeau-Lavalette, aborde aussi cette histoire dans le roman La femme qui fuit dont le personnage central est Suzanne Meloche, sa grand-mère maternelle.

Que pense Manon Barbeau de l’héritage de Refus global ? « Si on est dans une société libre aujourd’hui, ça ne dépend pas juste des signataires et du manifeste. Mais c’était quand même un premier pied dans la porte, répond-elle. C’était une ouverture d’esprit, une volonté de vivre autrement. »

J’ai hérité de beaucoup de choses de cet esprit : la magie, le besoin de liberté, de créer librement, de vivre librement, d’être hors de la pensée établie et des sentiers battus, des dogmes. Je crois avoir hérité de ça, génétiquement.

Manon Barbeau, fille de Marcel Barbeau

Par contre, le résultat a parfois été le contraire de ce qui était recherché. « Alors que le manifeste et les signataires voulaient mettre fin aux dogmes de la religion, certains ont fait du délire religieux. Mon frère a vu la Vierge lui parler durant des années. »

D’autres artistes

Au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), la conservatrice de l’art moderne Anne-Marie Bouchard évoque le manifeste avec enthousiasme, affirmant qu’il a piqué sa curiosité très tôt.

Aujourd’hui, elle voit les choses autrement que par le seul angle révolutionnaire. Il y avait peut-être un désir d’attirer l’attention...

« Faire un coup d’éclat est une façon de faire parler de soi et de se positionner par rapport à certaines choses, dit-elle. On n’attend plus que les autres nous regardent. On les force à le faire. C’est comme ça que les dadaïstes et les surréalistes ont fonctionné : à coups de manifestes pour entrer dans l’espace médiatique de façon spectaculaire. »

PHOTO MAURICE PERRON, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DU QUÉBEC, AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE LINE-SYLVIE PERRON

Françoise Lespérance Riopelle, Marcel Barbeau, Gilles Hénault, Madeleine Arbour, Claude Gauvreau, Bruno Cormier et Pierre Gauvreau à l’automne 1947. Cette photo fait partie d’une série de douze clichés intitulée Pique-nique à Saint-Hilaire.

Par ailleurs, Mme Bouchard estime qu’il est temps d’élargir la reconnaissance des artistes de l’époque comme vecteurs progressistes de la société québécoise. Bien sûr, il y a le mouvement Prisme d’Yeux autour d’Alfred Pellan qui lance aussi un manifeste, écrit par Jacques de Tonnancour, le 4 février 1948. Et d’autres...

Il y a des personnalités artistiques intéressantes qui restent encore méconnues et qui avaient pourtant une pensée très moderne, une vision du monde très différente de ce qu’on attendait d’elles.

Anne-Marie Bouchard, conservatrice de l’art moderne au MNBAQ

Elle donne en exemple la peintre Helen McNicoll, morte à 35 ans des suites du diabète, Louise Gadbois, qui « recevait Pellan et Borduas chez elle », ou encore les artistes juifs de Montréal, dont Rita Briansky, qui « sont devenus des courroies de transmission de la modernité apprise dans leurs cours d’art, en Europe ».

Conjugué au présent

Une relecture de Refus global ne signifie pas une mise au rancart des Automatistes. Ils sont là pour de bon ! En fait, on devrait les mettre bien davantage en valeur, estime Claude Gosselin, directeur général et artistique du Centre international d’art contemporain de Montréal.

« Il est curieux que le texte soit plus lu, vu et discuté que les œuvres elles-mêmes, dit-il. Car le Refus global est justement né de la pratique et des œuvres des Automatistes. Pas le contraire ! Il faut créer dans un musée une salle pour que leurs œuvres soient vues de façon permanente. Ils sont les membres fondateurs du Québec moderne, et aucun espace réservé dans un musée ne témoigne de cela. »

Sophie Dubois souligne enfin à quel point le texte conserve tout son sens.

« On ne l’a pas folklorisé comme un texte du passé, dit-elle. Refus global a l’avantage d’être un texte qui demeure présent. En raison du thème de la révolte contre les autorités en place qui est universel, intemporel, il n’est pas figé dans un passé. »

PHOTO MAURICE PERRON, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DU QUÉBEC, AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE LINE-SYLVIE PERRON

Paul-Émile Borduas en 1947 chez les Gauvreau au 75, rue Sherbrooke Ouest, à Montréal.

En savoir plus
  • Prix Paul-Émile-Borduas
    Cinq signataires de Refus global ont reçu le prix Paul-Émile-Borduas, un des Prix du Québec remis annuellement pour saluer l’ensemble de la carrière d’un artiste dans le domaine des arts visuels, des métiers d’art ou des arts numériques. Ce sont Jean Paul Riopelle, Marcelle Ferron, Françoise Sullivan, Fernand Leduc et Marcel Barbeau.
    Source : site des prix du Québec