L’Osstidcho a secoué le Québec et… anéanti Jean-Pierre Ferland.

L’anecdote a été racontée plusieurs fois, par lui et par d’autres, et elle se termine toujours de la même façon : en voyant Charlebois et les autres à la Place des Arts, le chanteur, alors ancré dans la tradition chansonnière française, se sent « poignardé à mort ». Il ressent un « osstidchoc », comme l’écrit son biographe.

Sauf que Ferland a du rebond.

Moins de deux ans plus tard, il lancera un album qui, plus d’un demi-siècle après sa sortie, demeure un jalon de l’histoire musicale du Québec.

On parle de Jaune et on pense tout de suite aux grandes chansons qu’il renferme : Le petit roi, Sing Sing, Quand on aime on a toujours 20 ans, God is an American et l’extraordinaire Le chat du café des artistes. Des airs que Ferland a portés sur scène durant toute sa vie d’après. Car il y a eu un avant et un après Jaune.

« Tout un trip »

Jean-Pierre Ferland brille à la fin des années 1960. Il a un contrat avec une grande maison de disques française (Barclay) et un premier grand succès populaire en France (Je reviens chez nous). Sa manière, à la fois inspirée par la chanson française et les chansonniers d’ici, demeure toutefois assez classique. Il en prend toute la mesure quand il voit L’Osstidcho.

« Ma dernière chanson enregistrée à Paris, c’était Un peu plus haut, un peu plus loin. Quand j’ai écouté le résultat final, j’ai braillé de désarroi ! Il me fallait quitter ce style français, raconte-t-il au journaliste Alain Brunet en entrevue à La Presse en 2008. Je me suis alors mis à écrire avant de rentrer au Québec, j’ai amorcé la composition de quelques musiques avec Michel Robidoux. En fait, je créais en désespoir de cause. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Pierre Ferland en 2011

De Paris, Ferland a appelé André Perry, qui avait enregistré Give Peace a Chance avec John Lennon et Yoko Ono lors de leur bed-in à Montréal. Il avait besoin de quelqu’un qui serait capable de l’emmener ailleurs. Celui-ci recrute des musiciens américains : il fait venir le guitariste David Spinozza, le batteur Jim Young et le bassiste Tony Levin (vu par la suite au sein de King Crimson).

« Je leur ai chanté ce que j’avais écrit, ils ont beaucoup aimé, raconte encore le chanteur en 2008. Ce fut extraordinaire de travailler avec ces musiciens américains qui aimaient mes chansons québécoises, qui aimaient mon esprit. »

Pendant des mois, on a fait des essais qui m’ont coûté une fortune et je n’en regrette pas un seul sou. On a pris une place qui n’existait pas ici. On a fait tout un trip !

Jean-Pierre Ferland

Ce trip ne fut pas exempt de douleur. Entre autres parce que cette transformation a exigé que Ferland s’éloigne de certains collaborateurs : son complice et chef d’orchestre Franck Dervieux, d’abord, et même Michel Robidoux, qui avait pourtant contribué à faire naître l’étincelle du monumental album à naître.

Jaune trouve sa singularité et puise sa force dans ce mélange inédit de chanson française et rock presque théâtral, en phase avec la culture rock éclatée du tournant des années 1970. Son réalisateur, André Perry, a déjà affirmé à La Presse que cet album-là s’inscrivait parmi les grands disques américains et internationaux de l’époque. Rien de moins.

Ici, ce fut un tournant. Jaune était le premier album concept québécois. On n’avait jamais entendu, de surcroît, un disque de chanson rock aussi raffiné. On en a de nouveau pris la mesure en 2005, lorsque l’album a bénéficié d’une édition spéciale rematricée (remastered, comme disent les Américains) qui donnait toute la mesure des arrangements signés Art Philips et Buddy Fasano.

En 2011, au moment de souligner sur scène les 40 ans de son album mythique, Jean-Pierre Ferland confie à Alain de Repentigny de La Presse avoir beaucoup douté – se demandant s’il n’avait pas vendu son âme à la musique pop, comme le lui a notamment reproché un groupe d’étudiants. « Ça m’a pris du temps à aimer Jaune, dit-il. Au fond, je pense que j’étais d’accord avec les étudiants. »

Lisez notre entrevue de 2011 sur l’album Jaune

Jaune n’a pas connu de vie scénique digne de ce nom. Le spectacle monté en novembre 1970 à la Place des Arts n’attire pas les foules. C’était une folie : il y avait quatre bulldozers sur les planches – la structure de la scène avait même été renforcée exprès. Guy Latraverse, producteur et ami de Ferland, y a laissé sa chemise, comme on dit.

En 2011, le chanteur a pu se reprendre. Et même entonner en public pour la première fois certaines des chansons de Jaune qu’il n’avait jamais faites sur scène, comme Ce qu’on dit quand on tient une femme dans ses bras et Y’a des jours. « Je ne pensais jamais pouvoir un jour faire Jaune intégralement avec le Prologue et l’Épilogue, disait encore Ferland en 2011. Et je pense que je chante mieux qu’à l’époque de Jaune. Comme me dit mon chef d’orchestre : “T’as répété pendant 40 ans…” »