Il était déjà difficile d’écouter Sinéad O’Connor chanter Nothing Compares 2 U sans avoir soudainement une poussière dans chaque œil. Son chant si puissant et pourtant enveloppé d’une si grande douceur tourne dans ma tête depuis que j’ai lu la nouvelle : Sinéad est morte. Ses proches, anéantis, en ont fait l’annonce mercredi. Elle avait 56 ans.

Les causes de son décès ne sont pas connues au moment où j’écris ces lignes. J’imagine le pire. Il se trouvera sûrement des gens assez insensibles pour dire que sa disparition prématurée était prévisible. Sinéad n’a pas caché ses enjeux de santé mentale, c’est vrai. Elle a aussi été internée après le suicide de son fils Shane, en janvier 2022, disant vouloir elle aussi mettre fin à ses jours. Ça ne rend pas sa mort moins tragique.

Elle n’a pas eu la vie facile, Sinéad. Élevée par une mère abusive – « une bête », dit-elle dans un récent documentaire signé Kathryn Ferguson –, elle a aussi subi de mauvais traitements dans l’un de ces couvents où, en Irlande, on enfermait les jeunes filles « perdues ». Des établissements aujourd’hui reconnus comme des lieux où les enfants étaient victimes de violences sexuelles et d’autres formes de violence.

Ce genre d’enfance à l’eau bénite ne peut que laisser des cicatrices profondes. Ou donner des envies de révolte.

Sinéad oscillera d’ailleurs tout au long de sa vie entre ces deux pôles : d’un côté, l’enfant blessée, de l’autre, la femme révoltée. Deux extrêmes qui caractérisent aussi son chant, capable de passer du cri au murmure, ce ton unique, viscéral, qui ne connaît qu’un chemin : celui qui va droit au cœur.

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Ces deux versions de la pochette de l’album The Lion and the Cobra montrent bien la dualité de Sinéad O’Connor. À droite, la version européenne, à gauche, la version américaine, plus douce.

Cette dualité troublante était déjà bien présente sur The Lion and the Cobra, le disque qui l’a révélée en 1987, et qui a fait chavirer l’ado que j’étais, magnétisé à la fois par sa beauté (son crâne rasé, son regard perçant) et sa voix unique. Elle l’était toujours sur I Do Not Want What I Haven’t Got (1990), disque sur lequel on retrouve Nothing Compares 2 U, une chanson de Prince, dont le succès en fera une star internationale.

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Sinéad a aussi repris All Apologies de Nirvana avec plus de fragilité encore que Kurt Cobain, enluminé Peter Gabriel (Blood of Eden), envoûté Jah Wobble (Visions of You). Elle a surtout tracé sa propre voie. Ses chansons d’amour, ou plutôt de rupture, ne ressemblent à celles de personne d’autre. Souvent incantatoires (Troy, The Last Day of Our Acquaintance, Thank You For Hearing Me), elles mettent au jour le cocktail fait d’abattement, de rage et de fragilité extrême qui transperce l’âme quand l’amour nous est arraché.

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Et si la musique a été une forme de thérapie pour elle, elle n’a pas fait tourner ses chansons seulement autour de ses propres failles. Militante antiraciste (Black Boys on Mopeds) et féministe (No Man’s Woman), elle a aussi cherché à transcender certains des traumatismes vécus par son peuple (Famine, sur Universal Mother) et porté un regard plein d’empathie sur ses semblables.

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Ces prochains jours, on verra souvent des images de Sinéad déchirant une photo du pape en direct à la télé américaine. Peu de gens se donneront la peine de rappeler qu’il s’agissait pour elle d’une façon de protester à la fois contre la position antiavortement de l’Église catholique et d’attirer l’attention sur les agressions sexuelles perpétrées par ses prêtres en Irlande, aux États-Unis et ailleurs.

Ces prochains jours, on rappellera combien sa vie a été difficile et combien elle a été difficile à suivre. C’est vrai. Je lui ai parlé une seule fois, au début des années 2000, peu après l’époque où elle avait été ordonnée prêtre dans une branche sectaire du catholicisme. Elle venait de publier un magnifique disque de reprises de chansons traditionnelles irlandaises intitulé Sean-Nos Nua.

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J’avais écrit qu’elle était la chanteuse irlandaise la plus influente et la « plus authentiquement fuckée ». Trois mots que j’ai regrettés et que je regrette encore. lls disent le contraire de l’admiration et du respect que j’ai pour elle, pour sa sensibilité, pour son courage, pour son intégrité, pour l’authenticité et la vulnérabilité qu’elle a su mettre dans des chansons qui me mettent toujours le cœur à l’envers des décennies plus tard.

Sinéad était méfiante avec les journalistes. Avec raison. Elle avait parlé de manière mécanique tout au long de l’entrevue. Ce qui, curieusement, ne la rendait pas moins sensible. Parlant des airs traditionnels qu’elle avait choisis, elle disait : « Ces chansons sont délicates et peuplées de fantômes. Elles font référence à des personnes réelles, beaucoup de gens parlent à travers elles et pour les interpréter de façon juste […] il faut mettre de côté sa personnalité et laisser les fantômes parler. »

Sinéad, la plus tendre et la plus bouillante des chanteuses irlandaises, est morte. Et je n’arrive pas à croire que sa voix sera désormais celle d’un fantôme. Écouter Nothing Compares 2 U sans verser une larme était déjà impossible. Qu’est-ce que ce sera maintenant ?